PANAME, PANAME, PANAME… 02



Adaptation en mini-série TV de mon Roman Pigalle Blues (ed. Ramsay).

 

EXT Jour, place Pigalle

Lucas s’approche d’un taxi arrêté à la station. Au dernier moment, il se ravise et adresse un signe de dénégation au chauffeur dont on distingue, à l’intérieur, le geste agacé.

Lucas traverse le boulevard, gagne la station de métro sur le terre-plein central et descend les escaliers.

 

INT Jour, métro, Barbès Rochechouart, quai

Le métro s’arrête à la station aérienne. Lucas descend, mêlé aux autres passagers.

 

INT Jour, métro, Barbès Rochechouart, escaliers

Lucas descend les escaliers.

 

INT Jour, métro, Barbès Rochechouart, quai ligne 12

Quai souterrain. Un métro arrive dans la station et s’arrête. Lucas monte dans un wagon.

 

INT Jour, métro, wagon

Lucas dans le wagon, debout à l’une des barres. Saleté du wagon. Un SDF sur une banquette. Des tags partout. La plupart des passagers sont plongés dans le contenu de leur smartphone.

 

INT Jour, métro, wagon 1977

Le wagon d’une génération précédente, avec portes à loquets. Pas de tags. Un public de la fin des années 70, nombreux. Un homme mûr s’acharne à déplier son journal pour lire, malgré la foule.

Lucas jeune et Fred accrochés à la même barre, serrés l’un contre l’autre par la foule qui les presse. Fred est élégante, en trench coat Burberry, maquillée, ses cheveux noirs et courts apprêtés, d’autant plus belle qu’elle est légèrement plus maigre que la normale. L’œil sombre, elle se mordille la lèvre inférieure.

Lucas jeune : penser à Tom Waits du temps de Blue Valentine ; attitude rebelle, jeans, cuir, bottes, cheveux blonds courts sur les tempes et en mèches emmêlées sur le front, anneau à l’oreille. Sur ce premier plan qui les montre en couple, on marquera le contraste : lui, le musicien marginal un peu voyou et elle, l’artiste installée, la fille « bien ».

Lucas :
Nerveuse ?

Fred :
Je ne suis pas nerveuse, j’ai peur. Je n’aime pas avoir peur. On ne devrait jamais avoir peur. C’est abject, la peur.

Lucas (son insouciance contraste avec la gravité de Fred) :
Pourquoi t’as peur ? Ça va bien se passer, tu es géniale !

Fred ne répond pas, regarde ailleurs. La caméra s’attarde un moment sur elle en gros plan, occupée à combattre sa peur.

 

INT Jour, métro 2019, wagon

Retour au temps présent : Lucas sursaute, tiré de sa rêverie, alors que le métro est arrêté à la station Saint-Germain. Il descend du wagon in extremis.

 

EXT Jour, quartier Saint-Germain

Rue du quartier (L’Abbaye). Plan sur la façade d’une boutique de mode.

Bref plan de coupe, rêverie de Lucas, souvenir du passé : 1977. La boutique est remplacée par une galerie d’art envahie par la petite foule d’un vernissage. On distingue des œuvres accrochées. On voit Fred dans son Burberry flanquée d’un homme corpulent et jovial (son agent Zawen Massarian). Parmi les gens chics se distingue un trio de filles punk turbulentes, vêtues de perfectos peints.

Fred (voix off) :
Après l’expo… Je te le promets, Lucas, mon amour, après l’expo, je t’expliquerai tout…

De nouveau la boutique de mode. Contrechamp sur Lucas, de l’autre côté de la rue, impassible. Il reprend son chemin.

 

CUT

 

INT Jour, appartement de Nicolas

Gros plan sur un dossier débordant de brouillons. Le titre marqué au feutre : Paname Paname Paname.

Le plan s’élargit. Le dossier est sur les genoux de Lucas qui est assis au fond d’un divan dans le salon ensoleillé d’un grand appartement bourgeois : parquet, cheminée de marbre, moulures… envahi par un fouillis bohème de livres, de disques et d’instruments de musique.

L’occupant des lieux, Nicolas : un jeune homme ébouriffé de pas beaucoup plus de 20 ans, porteur de grandes lunettes qui glissent sans cesse le long de son nez, sympathique, plein d’énergie et d’enthousiasme, si vif et loquace qu’il touche au clownesque. (Penser à Michel Legrand dans Chloé de 5 à 7).

Pendant que Lucas feuillette le dossier, parcourant des partitions et des paroles de chansons dactylographiées et raturés au stylo, Nicolas marche de long en large, agité, ne tenant pas en place.

Nicolas :
Maurice Chevalier, hein ? Le vieux Maurice. Sûr, sûr, sûr ! « Paris sera toujours Paris ». Il se plantait. Cent pour cent. Mille pour cent. Trente trois mille trois cent trente trois pour cent ! On le sait maintenant. Il n’existe plus, ce Paris là. Paname, hein, c’est fini ! Finito. Finish. Kaput ! Par Paname, je veux dire le Paris populaire. La gouaille. L’argot. Jean Gabin. Prévert. Les ouvriers, les artisans, les petits employés avec leur rond de serviette à la brasserie du coin, les voyous romantiques, le putains au grand cœur. C’est fini, tout ça, hein. Je ne sais pas ça a commencé à disparaître, mais…

Lucas :
Mars 69.

Nicolas :
Hein ?

Lucas :
On a fermé les halles et on les a déplacées à Rungis. Il y a un adjectif pour qualifier ce genre de décision. C’est « criminel ». Fermer le marché d’une ville, c’est amputer son âme.

Nicolas :
C’est vrai !… Les halles, les halles, les halles… Oui… Sûr, sûr, sûr… Le Ventre de Paris. Zola. Les étals avec toutes leurs couleurs. Les légumes. La viande. Les tabliers de boucher couverts de sang. Les odeurs de poisson. Les bistrots ouverts toute la nuit… La vie ! Vous avez connu ça ?

Lucas :
Tu peux me tutoyer… Non, je ne suis pas si vieux. J’avais quoi, neuf ans, quand ça a fermé.

Nicolas :
Oh pardon ! Je ne voulais pas vous vexer.

Lucas :
Un, je ne suis pas vexé. Deux, tu peux me tutoyer.

On sonne.

Nicolas :
Ah, Manu ! (Il se dirige vers la porte). Si vous n’aimez pas… Enfin, si tu n’aimes pas les démonstrations de fans, préparez-vous… Prépare-toi à souffrir. Il t’adore !

Lucas sourit, amusé. Tandis qu’on entend Nicolas ouvrir la porte et accueillir le nouvel arrivant, il se penche de nouveau sur le mince dossier « Paname, Paname, Paname… ». Plan sur le dossier.

 

Fondu sur :

 

INT Jour, taxi

Le dossier « Paname, Paname, Paname… » sur les genoux de Lucas.

Il est dans un taxi bloqué par la circulation. On entend des coups de klaxon énervés, une sirène de pompiers au loin. Le chauffeur impatienté tapote nerveusement son volant. Lucas chantonne l’air de « Padam Padam » d’Edith Piaf.

Lucas :
Cet air qui m’obsède jour et nuit / Cet air n’est pas né d’aujourd’hui…

Le taxi avance. Par la fenêtre, on voit qu’on arrive à proximité de la place Blanche.

Lucas :
… Il vient d’aussi loin que je viens / Traîné par cent mille musiciens… Paname, Paname, Paname… (au chauffeur) : je vais m’arrêter là, sur la place, s’il vous plaît.

Le chauffeur se range en maugréant.

 

EXT Jour, rue Lepic

Lucas en haut de la rue Lepic, là où les étals des boutiques installés sur les trottoirs donnent au coin une allure de marché bourgeois. Lucas marche en tapotant sa cuisse du dossier en rythme. On comprend qu’il continue à chanter intérieurement. Des vendeurs s’interpellent. Lucas croise un couple d’Américains dont la femme ressemble à Jean Seberg dans À Bout De Souffle (cheveux blonds coupés court, marinière rayée bleu et blanc). L’homme, jeune, est habillé comme Belmondo dans le même film : imperméable et chapeau mou rejeté en arrière.

La femme (indignée) :
It was so awfull ! So I told him : « C’est dégueulasse ! ».

L’homme (placide) :
What that means : « dégueulasse » ?

Lucas se retourne sur leur passage, intrigué et amusé. Levant le regard, il remarque à quelques pas une jeune fille au look gothique en train de filmer le couple au moyen d’une mini-caméra. Planté à côté d’elle, un preneur de son, perche à la main, fait un signe négatif de la tête.

La fille (au couple) :
Louder, Rachel. I couldn’t hear you. Start again. One more time, please…
 
Alors que le couple déguisé en Seberg / Belmondo remonte vers le haut de la rue, Lucas poursuit son chemin, avec une moue déçue.

 

EXT Jour, rue des Abbesses

Lucas s’arrête un peu avant la place, devant un grand café-brasserie : Le Sauvignon.

Il entre.

 

INT Jour, Le Sauvignon

Une vaste salle au décor outrancièrement « bistrot » : tabourets de bois bien cirés alignés devant le zinc, étagères à vins faites de cageots empilés, anciennes plaques émaillées publicitaires et reproductions de toiles de Jean Béraud aux murs. Le serveur est un très jeune homme habillé en loufiat d’époque, avec long tablier chasuble noir et petit nœud papillon, les cheveux abondamment gélifiés.

Serveur (sans amabilité) :
Monsieur ?

Lucas (s’installant sur un tabouret) :
Un sec-beurre et un ballon de côte, s’il vous plaît.

Serveur (interloqué) :
Pardon ?

Lucas :
Un sec-beurre… (Il réalise que le serveur ne le comprend pas)… Un sandwich au saucisson et…

Le garçon le coupe et lui désigne un tableau noir où s’alignent, écrites à la craie, des propositions de charcuterie et de pain.

Serveur :
Rosette ? Ardennes ? Noix ? Pistaches ? Piment d’espelette ? Figatelle ? Bio à l’ail ?…

Lucas :
Rosette, ça ira très bien. Et un verre de…

Serveur (le coupant) :
Pain paysan ? Complet aux graines ? Crestou au sésame ? Seigle ? Épeautre ?

Lucas (agacé) :
Du pain, euh… Du pain, quoi… Vous avez de la baguette ?

Serveur :
Non, monsieur.

Lucas :
Allons bon…

Serveur :
Il y a une boulangerie à cinquante mètres.

Lucas :
Okay. Disons : pain de seigle. Et un verre de…

Le serveur lui désigne un autre tableau où figurent les vins. Il ouvre la bouche pour déclarer quelque chose mais Lucas l’arrête d’un geste.

Lucas :
J’ai compris. Voyons… (Il consulte la liste)… Hmmm, un Bourgueil, s’il vous plaît.

Serveur :
Les Chesnaies 2009 ? Galichet 2015 ? Ménard bio ?

Lucas (soupirant) :
Le dernier.

Serveur :
Ménard bio ?

Lucas :
C’est ça.

 

INT Jour, Le Sauvignon

Plan sur l’assiette de Lucas : un rectangle d’ardoise sur lequel reposent deux petits sandwiches découpés en triangles. Un minuscule cornichon et un petit oignon au vinaigre réunis par une pique en bois. Une paire de couverts enroulés dans un élégant papier brun. Le verre de vin à pied démesurément long.

La main de Lucas se saisit d’un des sandwiches.

 

INT Jour, Le Sauvignon

Le serveur s’affaire alors qu’en sourdine, la sono diffuse de la musique electro.

Lucas mâche pensivement.

La porte s’ouvre sur le couple Seberg / Belmondo, la réalisatrice et le preneur de son, qui parlent entre eux avec animation. Il s’installent à une table. Le serveur s’en approche.

Serveur :
Hello !

Les autres (en choeur) :
Bondjour !

 

INT Jour, hôtel

Lucas entre dans sa chambre.

 

INT Jour, chambre d’hôtel

Lucas sort de la salle de bains, une serviette autour des reins. Il pioche une mignonnette de scotch dans le mini-bar, s’assoit devant la machine à écrire, engage une feuille sur le rouleau. Il réfléchit un moment en tétant du whisky. On entend, depuis la place, le brouhaha de la foule du début de soirée qui commence à s’agglutiner aux terrasses.

Lucas pose les deux mains sur le clavier et tape.

Plan sur la feuille de papier. On peut lire :

« J’ai rencontré le grand et terrible amour de ma vie un premier août, à l’aube, à Pigalle, Paris dix-huitième. »

 

(À suivre)

 

7 commentaires

  • Arlette dit :

    Bah dis-donc y a du beau monde… Edith, Agnès Varda, Maurice Chevalier, Michel Legrand, Godard avec à bout de souffle, film fondateur de la nouvelle vague… Bebel et Jean Seberg qui saluent discrètement…
    Attends j’en ai une pour toi elle est tellement belle et tellement immortelle qu’impossible à placer à mon avis… Juste pour le plaisir !

    Paris est tout petit pour ceux qui comme nous s’aiment d’un aussi grand amour !

  • La môme dit :

    Impossibile d’en sortir indemne…

    Des « je t’aime » de quatorze-juillet
    Padam, padam, padam
    Des « toujours » qu’on achète au rabais
    Padam, padam, padam
    Des « veux-tu » en voilà par paquets
    Et tout ça pour tomber juste au coin d’la rue
    Sur l’air qui m’a reconnue
    Écoutez le chahut qu’il me fait
    Comme si tout mon passé défilait
    Faut garder du chagrin pour après
    J’en ai tout un solfège sur cet air qui bat
    Qui bat comme un cœur de bois…

    https://youtu.be/xXqLj7X1WDU

  • ALEKOS dit :

    Beaucoup de références comme dit Arlette…
    Une Arlette qui ressemble d’ailleurs beaucoup à un certain monsieur Oliv;…(humour…)

    Quant aux perfectos peints des punks parisiens, ils ont tous disparus des ces espaces fantastiques qu’étaient Pigalle, Marx Dormoy, la rue vilin, la rue de Pali-Kao…Patron une autre…
    .
    Quelle époque !
    Fini tout cela…

    Le pavé au Piment d’espelette, le Ménard bio et le serveur Hipster barbu, borné et tatoué sont désormais bien en évidence en vitrine. La société du spectacle comme disait l’autre. Rénovation urbaine que ça s’appelle ! Amélie Poulain partout, spectacle partout, Ménard Bio partout !

    Un vieil ami à moi me disait récemment que Montreuil résistait encore…

    En tout cas, merci de nous replonger dans ce Paris mythique et bordélique à souhait…ça sent le vécu tout ça…
    .

  • Tatoué, putain ! Bien sûr, tatoué… J’ai omis.

  • L’Oliv’ dit :

    Ouais et comme disait l’ouvrier de chez Renault à l’époque – la casquette en arrière – ce qui est tatoué est à moué !
    … c’est bon je sors…

  • Michel A. dit :

    Nous replongeant dans cette époque, notre mémoire vacille ou se veut partisane.

    Qu’en reste-t-‘il de ce mauvais temps ? Epouvante pour les uns, âge d’or pour les autres.
    Estomacs délabrés pour la plupart. Pour moi je m’interroge… L’insouciance de la 20ème année… quelques solides pétoches par-ci, par-là…

    La faim…oui, ça oui, la faim… Et puis… Mon Dieu comment peut-on être aussi léger ? Par-delà tant d’horreurs le Paris de ces années-là restera toujours indissociable d’une silhouette noire et frêle qui symbolisait bien la ville, finalement.
    Pâle, les joues mangées par les yeux, un peu boscotte, la petite dame à la voie déchiquetante, demeure collée au tragique du moment.

    Quand Edith ( qu’on appelait encore la Môme Piaf ) entrait en scène, on avait chaque fois l’impression qu’elle venait de paumer ses tickets de pain.
    Et puis, cette voix, bon Dieu ! on n’avait rien entendu de pareil, jamais ! C’était beaucoup plus qu’une voix, plutôt quelque chose comme une plainte qui serait née dans les rues d’avant et qui retomberait dans les rues d’alors, un truc parti de loin, peut-être de la grande peur de l’an mile, et qui revenait nous rappeler les misères.

    On essaiera, je présume, de vous parler d’elle sous la rubrique « Paris qui chante ».

    C’était Paris qui crie, Piaf.

    On l’entend encore.

    ————————————————
    Michel Audiard parle de son hiver 42
    Paris-Match n°1525
    18 aout 1975

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