Kampuchea Songs – 19 : Notre-Soeur-du-Sexe

 

Photos de Serge Corrieras
Textes de Thierry Poncet et Serge Corrieras

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Je pense à vous.
Mes dames, mes sœurs, mes âmes.
Quand mon cœur s’enlarme en insomnie, ces nuits de veille où le vent mouillé de France se glisse sous l’huis.
Je pense à vous.

Mes femmes d’un moment, mes fleurs cueillies.

Moi que tant de temps de tropiques ont fait exilé à domicile, paupières en douleur de ne pouvoir se coucher, le visage au miroir livide, mes sombres songes alourdis par le flacon qui se vide…

Je pense souvent à vous, mes amies, mes putains, mes filles.

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C’était un semis de bicoques, une anarchique poussée de planches, de bâches et de bambous, tranchée d’une unique rue de poussière, flanquée de talus d’ordures amoncelées.

Jour et nuit les filles aux allures canailles s’y poussaient de l’épaule, déambulaient ondulantes ou paressaient en façade, la moue salope, le sourire invitant.
Les gardaient, vigilants matons, leurs maquereaux faussement débonnaires, portant longs les ongles de la paresse, les yeux vifs, avides, le regard charogne.
Les bousculaient en piaillant, jusque tard dans la nuit, les bandes de leurs marmailles, rieuses et joueuses, joyeuses comme des fleurettes poussées sur un fumier.

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Ce sauvage sérail étendait sa fébrile crasse à onze kilomètres de Phnom Penh, au bord de la route du nord, celle qui mène à Battambang. Aussi l’appelait-on couramment : Kilomètre-11.
Mais son nom, son état-civil, son identité de baptême, c’était : Svay-Pak.
Pak, c’est village.
Svay, ça veut dire la syphilis, la maladie, mais aussi la mangue, le fruit, métaphore argotique qui désigne dans tout l’Extrême-orient le sexe des femmes.
Ainsi c’était, au choix, « La Cité De La Vérole ».
Ou « Le Jardin Des Mangues ».
Ou encore « Le Hameau De La Chatte ».

C’est-à-dire que, de quelque manière qu’on le nomme, c’était toujours une mauvaise blague…

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Mes camarades et moi nous y arrêtions, de retour de maraudes sur nos chemins de guerre, fourbus, harassés d’action, le moral amer, le ventre assoiffé, la peau appelant la chair.

Ou bien nous y courrions, d’un jet de moto le long de la route nocturne, défiant les barrages des polices, emportés au bout de quelque nuit de bamboche, diables saouls, avides d’un surcroît de rires, de flots de bières et d’une débauche de corps faciles.

Si souvent nous y trouvait le matin suivant, au lever des premières poussières sous le soleil déjà brûlant.
On y traînait alors, à l’affût d’une danse encore, âmes et reins vidés de leur substance, faces fripées par l’alcool, nauséeux de tous les venins fumés. Et on commandait, obstinés, de quoi boire au petit jour, serrant contre nous nos conquêtes d’un soir, chassant nos migraines d’une bibine chaude et d’un rabiot d’amour.

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Vous étiez Chenda, Maï, Mek, Suni, Mom…
Toutes arrachées, frivoles gamines, à une rizière sans futur.
C’était votre paysan de père, cet épuisé pauvre hère, qui, vous trouvant fainéantes ou bien rêveuses, rebelles ou bien coquettes, vous avait cédées pour une pincée de piécettes à un recruteur de bordels.

Sans doute, cette année-là, la saison sèche avait été trop dure, qui changeait la fertile boue des champs en pierre aride, généreuse seulement de craquelures. Ou bien c’était, au contraire, l’obstination des pluies d’une mousson si abondante qu’elle pourrissait le riz sur pieds.

Alors la famine s’était remise à hanter les alentours de la cahute.
Alors, pour le rachat d’une dette ou le prix d’un sac de semences, alors, trop jolies filles en terre de trop de misère, on vous avait vendues.

Vous étiez Mina, Meng, Tara, Vuti…
Toutes, après qu’on eut bradé votre pucelage pour un billet supplémentaire, engagées involontaires aux régiments des filles de joie.
Filles perdues, filles faciles, filles à soldats, filles pas chères, filles de peine…
Assemblées en volières au hasard des affectations, embrigadées ça ou là, à cette cabane ou à la suivante.
Revendues.
Prêtées.
Echangées.
Troquées.

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Je me souviens de vous, ces soirs où hurlait la fièvre, quand n’en finissaient plus de tonner, martelant, les discos asiates sur les criardes sonos, quand les fumées et l’alcool finissaient de rendre vos âmes et les nôtres tout à fait folles.

Quand vous muiez soudain en soiffardes sirènes, déesses de l’aguiche, insolentes de la provoque, juments de manège au moteur emballé, prêtresses en transes d’un tourbillon délirant.

Qu’ils sonnaient fort, alors, vos esclaffements de sorcières !
Oh oui, mes dames de peu, vos rires sonores qui couvraient la musique et la misère, vos rires tendus d’une douloureuse joie, vos rires dont chaque éclat sonnait comme une insulte à votre destin !

La vie vous avait faites pauvresses et putains, vous vous deviez d’être les pires.
Jupées court. Dépoitraillées bas. Visages masqués de talc. Paupières fardées. Langues lancées, rapides vipères, aux orifices des lèvres peintes.
Vous deveniez maîtresses autant qu’esclaves, reines autant que servantes, souveraines éphémères des désirs mâles inassouvis.
Oui ! promettiez-vous de toute votre peau.
Oui !
Je serai bonne, ouverte et docile.
Je me ferai pour toi ta baiseuse, ta suceuse.
La gobeuse de tes couilles, la lécheuse de ta raie, l’avaleuse de ton foutre !
Ta chienne saillie !
Ta gentille enculée !

Malheur alors à celui qui ne savait pas bomber le torse, parler plus grave et rire plus fort !
Honte à qui ne savait d’une main hardie peloter chaque rebond de chair offerte.
Claquer les culs.
Beugler des serments d’amour.
Soupeser des seins, crier qu’on apporte encore de la bière, explorer des dessous de jupettes et, le geste large, mauvais prince, tapisser la table de talbins torchonnés !

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Et quand pâlit la triste aube de France, au bout d’une nouvelle nuit esseulée, c’est encore à toi que je pense.

Ma putain, ma sœur.

Toi qui, par une aube différente, au fond d’un galetas de planches, fille de toutes les filles, salace et sans malice, pour m’accueillir t’écartelas sur ton grabat.

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(A suivre)

15 commentaires

  • Oliv' dit :

    Bien que ces vaches de bourgeois
    Les appellent des filles de joie
    C’est pas tous les jours qu’elles rigolent,
    Parole, parole…

  • Herry dit :

    Salut Thierry,

    Magnifique texte et photos.
    Merci à toi et Serge pour ces partages.

    « La femme est obligée de choisir entre acheter un homme, ce qui s’appelle le mariage, ou se vendre aux hommes, ce qui s’appelle la prostitution ». – Océan prose, 1854 (Victor Hugo)

  • Le cosmonaute dit :

    Jamais lu ni vu autant de vrai sur ce sujet et à cet endroit et cette époque qu’ici. Puissant.

  • THEVENET dit :

    Ce qui serait bon d’ajouter il me semble c’est que les quelques-unes qui réussissent à s’affranchir retournent dans leur famille ( qui les a cédé pour quelques piécettes….somme l’écrit si bien Thierry) et la voyant bien souvent dans le dénuement le plus complet retourne en ville exercer le plus vieux métier du monde afin de pouvoir envoyer chaque mois à cette « maudite » famille une grande partie de son « salaire du sexe ».

  • jm dit :

    coucou ou etes vous au cambodje je suis souvent au vt et suis ok par les commentaires de nos amis ici present

  • C’est du Blues, ou je me m’y connais pas!

  • Oliv' dit :

    Pour ma part je n’ai pas le blues du Cambodge n’y ayant malheureusement jamais mis les pieds mais par contre je vous recommande le très beau film de Jean-Jacques Annaud « Les deux frères » qui est tourné en partie là-bas, et notamment sur le site d’Angkor Wat… si il y a des amateurs…
    Salut à Sergio pour ses photos canons !

  • Le cosmonaute dit :

    Dans leur grande sagesse millénaire, soyons fous, les monarques khmers laissèrent ouvertes les maisons de plaisir.

    Du « panier fleuri » au « lotus ouvert » de « la barque des mille joies » à « La jarre sans fond » il fallait foutre. Pour le plaisir.

    A donf’. Jusqu’à la garde. Pour les Japonais de visite jusqu’au tsuba !

    Han, han, han, le coup de hanche, le coup de rein du bûcheron cause. Les Hans, sacrés queutards n’y sont pas majoritaires, mais les Huns toujours présents à grands coups de gnôlasse à 1000 riels à aller à la remonte.

    Dans ce pays à la forêt dévastée aux billes de bois vendues par des billes de clowns autant truandes que vicelardes à la face joviale comme au sortir du tripot, le tronc puissant de la vie était plus exporté qu’avalé, enconné.

    Dans cette histoire de bobinard à mousquetaires sans moustiquaire, car à ciel ouvert, le foutre jaillissait à grands flots.

    Mais avant fallait le Martini (*) ! Boire, zique et coup de pétard en l’air. Les potes et les femmes.

    Ensuite c’était le bololo !

    La description de Thierry -un fléau- et la galerie du Serge -un des gars les plus marioles que j’ai croisé quelques heures seulement- sur les dames aux amours tarifés de ce pays de cocagne est la meilleure description de la chose qui soit.

    Et le reste aussi. Quel reste ! C’est un tout !

    Du trafic routier aux loulous enfouraillés en pleine cambrousse, via les journaleux du moment !

    AHhhhhhhhhhhhhh ! J’ai l’impression d’y retourner !

    Raffinement et violence. Plus de règles. La vie.

    Voilà c’est dit et feusé pas chier !

    (*) va falloir des photos et du texte sur les rades d’alors là-bas. Du Gecko au Magic Circus notamment

  • Oui, Cosmonaute, c’est bien ce que nous essayons de montrer, Sergio et moi, avec ces Kampuchea Songs : qu’il était fou furibond, ce Cambodge-là, tout juste éveillé de guerre, tout de lambeaux et de haillons, avant que n’y poussent les usines textiles, les agences de tourisme et les gratte-ciel… Précisions pour ceux qui n’ont pas eu notre chance : le Martini était le plus grand bordel de Phnom Penh, une halle aux filles ouverte du crépuscule à l’aube et plus ; le Gecko était un petit bar très sympa fréquenté entre autres par les journalistes, que Serge a tenu un temps, avant de considérer qu’il était meilleur photographe qu’aubergiste ; et le Magic-Circus, c’était le café-théâtre que j’ai créé vers 1994/95, une affaire mirobolante qui m’a coûté ma chemise, mon pantalon, mon slip et l’amour d’une femme que j’adorais.

  • Le cosmonaute dit :

    Musique à donf’ et des filles bandantes. Whisky au tonneau et bière fraîche, film ultra violent projeté sur un mur.Et des clients qui sortent les flingues à table. Martini de folie. Mon premier soir à Phnom-Penh chez Serge. Jamais je n’oubliera. Puis mon arrivée au Magic-Circus

  • Oliv' dit :

    Ambiance très british, y a pas à dire… petit doigt en l’air sur la tasse de thé, Arf Arf !

    Dans le genre « big city of Life », j’ai personnellement une fascination pour Lagos – Nigeria.
    J’ai séjourné pas mal de fois à Cotonou juste à côté, et entendu très souvent des témoignages assez hallucinant sur cette megapole, mais on m’a toujours super déconseillé d’y aller, malgré mon attirance, et j’avoue m’être un peu dégonflé…
    Parmi les grands voyageurs de ce blog : quelqu’un connait ?… euh, je suis encore hors sujet ?…

  • Le cosmonaute dit :

    Paradoxalement Phnom-Penh n’était pas dangereuse.

  • Salut les amis. Le poteau Sergio est pris par des occupations qui l’occupent, moi-même par des emmerdements qui m’emmerdent, aussi on va vous laisser un peu plus longtemps que prévu en compagnie des filles, veinards ! Mais pas d’inquiétude, le prochain Kampuchea Songs ne tardera pas trop, déjà en chantier bien avancé qu’il est. Une aventure volante au-dessus des temples d’Angkor, je vous dis que ça !

  • Laure dit :

    Bah Putain !
    Bravo Thierry !!!!
    Il doit être bien fier de toi le Grand…

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