JE T’AIME 2.0

 

Nous sommes au bout des années soixante.
Dans cette salle de classe aux pupitres de bois à encrier où ronronne un poêle à charbon massif, dont, sous leurs abat-jours d’émail, les ampoules tombées du haut plafond peinent à combattre la sombre lumière picarde, on pourrait aussi bien se trouver en 1930. Voire plus loin, au temps du Grand Meaulnes !
Je suis au troisième pupitre de la rangée des CM 1.
L’institutrice en blouse à carreaux qui va et vient devant les trois tableaux noirs, je la connais bien. Le long des heures d’école, je l’appelle “Madame” ou même “Maîtresse”. Le reste du temps,
dans la salle désertée par les élèves, dans la cour de récréation vide et dans la maison de fonction attenante, je dis : “Maman”.
La rangée voisine, au-delà de la table ovale couverte de feutrine verte autour de laquelle se réunissent, les jeudis soirs, les paysans du Conseil Municipal, c’est celle des CM 2. À la cinquième ou sixième place se trouve une grande fille mince à l’allure garçonne et aux cheveux courts. Elle se prénomme Martine. C’est la fille d’un couple d’agriculteurs dont la ferme est presque voisine de l’école.
Martine Lenoir n’est pas restée dans ce village de briques aux allures de Flandres que cernent (à l’infini, dirait-on !) des champs de betteraves.
Non. Non non et non !
Elle a gagné la ville voisine et puis Paris, s’est bâtie une existence, est devenue kinésithérapeute, cadre de santé, journaliste…
Une dame, quoi. Une dame d’aujourd’hui.
Elle vient de publier un premier roman moderne, joyeux, tendre
, coquin et pétillant : JE T’AIME 2.0.
Et il se dit qu’un deuxième est en route…
Alors, comme la demoiselle de jadis avait coutume, à chaque printemps, de me battre à plate couture aux osselets, à l’ombre du tilleul de
la cour de récré, le moins que je puisse faire, vous en conviendrez, potesses et poteaux, c’est de vous en offrir ici un extrait.

 

Mais le 4 septembre il me recontacta :
– Bonjour du psychopathe. Tu étais allée loin mais je vais m’en remettre.

Ce SMS me fit le même effet que lorsque j’avais pris la décision d’arrêter de fumer. J’avais brillamment franchi la première étape : ne plus acheter de cigarettes. J’avais tenu bon pendant une semaine. Et quelqu’un m’en offrit une. La tentation fut trop grande. J’y cédai et rachetai un paquet le jour-même.
Bien sûr, je m’en voulus d’avoir craqué mais je retrouvai un plaisir qui m’avait manqué.

Le fait que Luc revienne vers moi, alors que mon dernier SMS l’informait que j’avais tourné la page, me flatta.
J’en éprouvais un plaisir narcissique : il pensait encore à moi.
Mais je lui en voulais car cette étincelle inattendue pouvait raviver les braises qui couvaient encore en moi.

Je pris le risque :
– Tu n’as pas mieux à faire que de me recontacter pour ressasser des reproches ? Tu n’es pas en Italie ?
– Mon départ est reporté à début octobre. Français et italiens sont en désaccords sur leurs politiques d’immigration. Du coup, je n’ai rien de prévu pour les trois prochaines semaines.
– Tu t’es réinscrit sur un site de rencontre ?
– Non. Pourquoi cette question ?
À ton avis ? Pour vérifier si tu me mens, pardi !
– Comme ça...
– Je n’en ai pas envie. Contrairement à ce que tu penses je ne suis pas remis de notre expérience.
Pas remis mais tu essaies quand même de passer à autre chose…
Il me recontactait pour me mentir, je ne devais pas replonger dans son jeu pervers :
– Je dois te laisser.
– Eh bien laisse-moi…
C’était plus fort que moi. Je répondis fermement mais avec une pointe d’humour :
– Je ne vais pas te manquer à ce point !
– Je pense que tu n’as pas tout compris.
Ça c’est sûr, comment aurais-je pu tout comprendre ? Je n’ai rien compris, en fait !
Il recommençait à me manipuler. À suggérer sans formuler. Je replongeai :
– Alors appelle-moi et explique-moi.
– Après ce que tu m’as écrit, ce n’est pas si facile.
Mais comment avais-je pu espérer qu’il accepte ? Je suis vraiment naïve ! On tourne en rond ! Cet homme me saoule…

Pourtant, de vive voix, l’échange aurait été plus constructif et plus cohérent.
Pourquoi reprendre contact avec moi sur les mêmes bases que celles d’avant ? Cela ne nous avait jamais réussi.
Converser sur un sujet aussi important à l’écrit est bien plus compliqué que se parler en direct. Cela exige une précision comparable à celui de l’écriture d’une pièce de théâtre.

Continuer cet échange stérile n’avait donc pas de sens :
– Alors je te souhaite d’avoir plus de réussite, dans ta prochaine rencontre. J’espère que tu trouveras une personne for you !

À sa place, j’aurais rebondi. J’aurais assuré que je ne cherchais pas à faire d’autres rencontres. Il écrivit :
– Drôle de SMS mais ce n’est pas le premier. Tu es très bizarre.
Et, en plus, c’est moi qui suis bizarre…
Pour une fois, je stoppai l’échange.
Les jours qui suivirent, je réussis à réfréner mes envies de le contacter. Mais j’avais toujours sa présence dans la tête. Cette absence physique et présence morale me laminai
ent. Il n’y a rien de plus exténuant, mentalement, que l’addiction à une utopie.

Je me sentis enfin libérée de ma dépendance à Luc en rencontrant Adrien.
Quelques jours après ma « rechute », il avait engagé la conversation, sur Foryou.

Grand voyageur, divorcé, consultant en informatique, il s’exprimait avec un vocabulaire riche et beaucoup de courtoisie, comme j’aime.

Très vite, nous avions échangé une photo par MMS. Il avait un visage charmant, balayé par un sourire rayonnant et généreux.
Très vite, le nombre de SMS quotidiens devint vertigineux. Il était curieux, attentif, amusant et nous nous découvrions de plus en plus de points communs.
Je testai son caractère en lui envoyant des messages provocateurs. Je voulais être certaine de ne pas avoir affaire, encore, à un psychorigide. Adrien comprenait parfaitement mon humour et rebondissait sans jamais afficher la moindre susceptibilité. Je pouvais écrire sans craindre de provoquer un malentendu. Après mes déboires épistolaires récurrents avec Luc, je savourais à nouveau le plaisir d’échanger sans retenue.

Il me proposa un rendez-vous après le travail, pour une promenade sur la Seine, en bateau-mouche. L’idée, originale pour un premier rendez-vous, m’enchanta.

En le voyant arriver dans son costume sombre, je fus stupéfaite par sa silhouette. Sa morphologie me rappela celle de Mathias (mon premier rendez-vous sur Foryou).
En réalité, il était juste un peu trapu. Mais mon esprit gardait, en filigrane, la silhouette élancée de Luc, comme une référence.

Pour notre deuxième rendez-vous, un dimanche, nous fîmes une balade dans le jardin du Luxembourg. Il avait quitté son costume triste pour un bermuda en jeans et un polo blanc.
Je le trouvais plus attirant que la première fois.
En arrivant au niveau du bassin, nous discutâmes sur des chaises, au soleil. La chaleur de fin d’après-midi et la compagnie galante d’Adrien me réchauffèrent le cœur. J’aime les chaleurs de septembre à Paris. Celles que l’on apprécie encore plus car on sait que ce sont les dernières avant le temps mauvais.

Face aux derniers rayons du couchant, il plaça la paume de sa main sur le dos de la mienne posée sur l’accoudoir. D’un mouvement régulier, ses doigts glissèrent entre les miens dans un va et vient lent. Il y avait dans sa gestuelle un déferlement de sensualité qui m’électrisa. Contre toute attente, cet homme, du bout de ses doigts caressants, effaçait un peu plus, à chaque passage sur ma peau, les traces de Luc dans mon esprit.

Au moment de nous quitter, sur le quai du métro, il approcha ses lèvres de ma bouche et nous nous embrassâmes comme deux adolescents qui, dans la rue, se sentent seuls au monde.
Un long baiser intemporel, serrés l’un contre l’autre, symbole d’un tournant de mon emprise amoureuse.

Je rentrai chez moi, sereine et joyeuse. L’esprit enfin léger. Adrien jouait maintenant au coude à coude avec Luc dans mes pensées. Et j’espérais qu’il gagne rapidement ce duel imaginaire.

Nous continuâmes à nous écrire des dizaines de SMS chaque jour et à nous appeler le soir quand ses enfants n’étaient pas chez lui.

Petit à petit, je découvris que, depuis son divorce, cinq ans auparavant, il n’avait jamais eu de relation amoureuse. Certes, il avouait avoir eu de nombreuses histoires, mais avait toujours préservé sa vie privée. Les trois relations sérieuses qu’il avait entretenues avaient duré environ un an chacune.
Il n’avait jamais présenté une femme à ses enfants et n’avait pas rencontré non plus les enfants de ses amies.
– Ta conception de la relation sentimentale ne me convient pas, lui avais-je dit. En fait, cela ressemble à une relation amant-maîtresse entre personnes libres. Je trouve cela étrange de différencier vie privée et vie amoureuse !
Il avait reporté la responsabilité sur ses amantes qui « ne souhaitaient pas partager plus ». Et avait ajouté que, tant que ses enfants habiteraient chez lui, il préférait une relation discrète.
J’en avais déduit qu’il cherchait une relation se résumant essentiellement au sexe.
– Non, nous faisions des sorties, des balades, nous dînions au restaurant, avait-il argumenté.
– Des PCRA (Plans cul réguliers affectifs) donc ! Mais jamais elles ne venaient chez toi ?
– C’est arrivé, très rarement, quand mes enfants étaient en vacances par exemple.
– Donc tu me proposes une relation cachée, comme un adultère, alors que ni toi ni moi ne vivons en couple ?

J’étais stupéfaite.
Jamais encore un homme libre n’avait eu l’audace d’assimiler ce type de relation à une histoire amoureuse.
Soit il mentait sur son statut.
Soit c’était un queutard.
Soit les deux.

J’aurais pu tomber amoureuse d’Adrien, malgré sa silhouette, mais sa conception de l’amour m’en vaccina.

J’avais perdu l’espoir d’avoir trouvé l’antidote à Luc.

 

JE T’AIME 2.0 de Martine Lenoir est publié aux éditions annickjubien :

http://www.annickjubien.fr/450692253

 


2 commentaires

  • Oliv' dit :

    Ah oui je « plussoie » pour la copine Martine du CM1, elle donne envie d’en savoir plus.
    Thierry t’étais pas « un p’tit peu » amoureux d’elle des fois quand vous jouiez aux osselets sous le tilleul de la cour de récré ? Allez allez on a connu ça…
    Bonjour chez toi et aux grenouilles de la Loue ! Porte-toi bien hombre !

  • Alexandre dit :

    Ils mentent.
    Nous savons qu’ils mentent.
    Ils savent qu’ils mentent.
    Ils savent que nous savons qu’ils mentent.
    Nous savons qu’ils savent que nous savons qu’ils mentent.
    Et, pourtant, ils persistent à mentir.

    Soljenitsyne

    Un clin d’oeil à toi Thierry, ne jamais abandonner le combat : hasta la victoria siempre !

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