Un coup de Jack…

Salut à tous.

Juste pour le plaisir, le début d’une nouvelle de Jack London, intitulée Perdu-La-Face, que j’ai pêchée dans le recueil Construire-Un-Feu de la collection Libretto, chez Phébus, à partir d’une première traduction de Paul Gruyer et Louis Postif, revue et complétée par Frédéric Klein. Elle fut publiée pour la première fois dans The New York Herald le 13 décembre 1908.
Je l’ai lue à douze ans. La façon du grand Jack d’installer une situation terrible en trois bouts de phrases fut une leçon, que j’espère avoir suivie depuis.

PERDU-LA FACE

C’était la fin.

Subienkow avait suivi une longue piste d’amertume et d’horreur, volant comme le ramier vers les capitales de l’Europe, et voilà qu’ici, dans ce coin perdu, la piste cessait. Il était assis dans la neige, les bras liés derrière le dos, dans l’attente de la torture. Il fixait du regard un énorme Cosaque, couché sur la neige, qui gémissait de douleur. Les hommes en avaient terminé avec le géant et le remettaient aux femmes. Et les hurlements de leur victime attestaient qu’en fait d’atrocités elles dépassaient les hommes.

Subienkow observait la scène et frémissait. Il n’avait pas peur de mourir. Trop longtemps la vie lui avait été à charge, au cours de ce pénible voyage qui l’avait conduit de Varsovie à Nulato, pour que la simple pensée de la mort le fasse trembler. Mais, contre la torture, il se révoltait. Elle était une insulte à sa dignité d’homme – une insulte, non pas seulement par les souffrances qu’il lui faudrait endurer, mais aussi par le spectacle désolant que ces souffrances donneraient de lui.
Il savait qu’il prierait et supplierait ses bourreaux, qu’il mendierait sa grâce comme le gros Ivan et les autres qui l’avaient précédé.
Voilà qui ne serait pas beau à voir !
Passer bravement et élégamment de vie à trépas, en souriant et en plaisantant – ah, ça, ç’aurait été la bonne manière. Mais perdre toute maîtrise de soi, sentir son âme bouleversée dans les affres de la chair, bafouiller et hurler comme un singe, devenir exactement pareil à une bête – ah, ça, c’était terrible.

Il n’y avait eu aucun espoir de s’échapper.
Depuis le début, quand il rêvait ardemment à l’indépendance de la Pologne, il avait été une marionnette entre les mains du destin. Depuis le début, à Varsovie, à Saint-Petersbourg, dans les mines de Sibérie, au Kamtchatka, sur les incroyables bateaux des voleurs de fourrures, son destin l’avait conduit vers cette fin. Sans aucun doute, elle était gravée pour lui sur les tables de l’univers – pour lui qui n’était qu’un paquet de nerfs, de nerfs sensibles et délicats, presque à nu sous la peau, pour lui qui était un rêveur, un poète, un artiste.
Avant même qu’il ne soit conçu, il avait été écrit que l’être frémissant de sensibilité qu’il était serait condamné à vivre dans un monde grossier et brutal, et à mourir sur cette lointaine terre de ténèbres située au-delà des confins de l’univers.

Il soupira.

Ainsi cette chose qu’il avait devant lui, c’était le gros Ivan – Ivan le géant, l’homme sans nerfs, l’homme de fer, le Cosaque devenu écumeur des mers, aussi flegmatique qu’un bœuf, et doté d’un système nerveux si rudimentaire que ce qui était douleur pour le commun des hommes lui semblait à peine un chatouillement.
Eh bien, vous pouviez vous fier à ces indiens Nulatos pour les trouver, les nerfs du gros Ivan, et en remonter le fil jusqu’aux racines de son âme frissonnante !
Voilà ce qu’ils étaient en train d’en faire.
Il était inconcevable qu’un être humain puisse souffrir à ce point et survivre tout de même. Le gros Ivan payait pour son exceptionnelle endurance nerveuse. Il avait déjà duré deux fois plus longtemps qu’aucun des autres.

Subienkow sentit qu’il ne pouvait souffrir d’avantage les souffrances du Cosaque.
Pourquoi Ivan ne mourait-il pas ?
Il allait devenir fou si ses cris ne cessaient pas. Mais, quand ils cesseraient, ce serait son tour à lui. Yakaga était là, qui l’attendait, lui aussi, et qui ricanait en le regardant, anticipant déjà sa souffrance – Yakaga qu’il avait, pas plus tard que la semaine précédente, chassé du fort à coups de pieds et dont il avait, avec la lanière de son fouet à chiens, balafré la figure.

Yakaga s’occuperait personnellement de lui.

Sans aucun doute, il lui réservait les tortures les plus raffinées, celles qui vous mettent les nerfs au supplice de la manière la plus intense.
Ah ! Ce devait être un bon bourreau, à en juger par les cris d’Ivan !
Les squaws qui étaient penchées sur le Cosaque reculèrent de quelques pas, en riant et en battant des mains.
Subienkow vit la chose monstrueuse qu’était devenu Ivan, et il éclata d’un rire hystérique.
Les Indiens le regardèrent d’un air stupéfait : comment pouvait-il rire encore ?
Mais Subienkow ne pouvait plus s’arrêter…

Un commentaire

  • Oliv' dit :

    Modestement – car avec internet je n’ai pas grand mérite – Je vous offre ci-dessous une grande vérité de Jack London qui devrait vous permettre de philosopher quelque temps…

    L’ivrogne ordinaire roule facilement dans le ruisseau, mais quelle terrible épreuve, pour l’autre, de se tenir droit, bien assuré sur ses deux jambes, et de conclure que dans l’univers entier il n’existe pour lui qu’une seule liberté : celle de devancer le jour de sa mort.

    Le cabaret de la dernière chance de Jack London

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