Bonjour à tous.
Voici un extrait de… Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !
Bien. Mais quand je dis que j’ai accoutumé de prendre la mer chaque fois que je commence à me sentir l’œil trouble et du vague au regard, lorsque je me mets à avoir un peu trop sentiment de l’existence de mes propres poumons, je n’ai pourtant pas dans l’idée et je ne voudrais pas que vous en concluiez que ce soit en condition, état et situation de passager. Non, car pour prendre la mer comme passager, il faut nécessairement que vous soyez possesseur d’une bourse ; et une bourse, voyez-vous, ce n’est guère qu’une chiffe s’il n’y a pas quelque chose dedans. En outre, messieurs les passagers souffrent du mal de mer ; ils deviennent nerveux, excitables et querelleurs ; ils ne dorment pas la nuit et, d’une façon générale, ils n’y prennent guère de plaisir. Je ne m’embarque jamais comme passager, non ; et quoique je sois plutôt salé par les embruns et assez loup de mer sans doute, je ne monte non plus jamais à bord en qualité de commodore, ni en qualité de capitaine, ni encore en qualité de coq. A ceux qui les aiment, j’abandonne la gloire et les honneurs de ces emplois. Pour moi, j’abomine le supplice des charges respectables et le poids accablant des dignités : tous les embarras et les tracas de quelle sorte qu’ils soient. J’ai déjà bien assez affaire d’avoir à prendre soin de moi, sans encore vouloir me charger du gouvernement de navires, de barques, de bricks, de schooners et de que sais-je encore ! Quant à embarquer en qualité de coq – bien que, je l’avoue, il y ait à la chose beaucoup d’honneur, le coq étant à bord une sorte d’officier – je me vois mal, en vérité, en train de faire rissoler des volailles ; ce qui n’empêche que, de ces mêmes volailles, une fois rôties, bien juteuses et beurrées à point, salées et poivrées judicieusement, je ne connais personne qui puisse parler avec le respect, voire avec la révérencieuse déférence que je puis y mettre. C’est par un analogue penchant gastronomique et un semblable goût allant jusqu’à l’idolâtrie pour les ibis rôtis et les grillades d’hippopotames, que les Egyptiens de l’antiquité ont été portés à enfourner les momies de ces créatures, telles que vous pouvez encore les voir, dans ces fours colossaux que sont les pyramides.
Eh bien non ! Lorsque je prends la mer, c’est en qualité de simple matelot, comme homme d’équipage, comme mathurin du gaillard d’avant, droit devant le grand mât, juste entre le trou du poste d’équipage et les hauteurs, là-haut, de la tête royale du mât. Il est vrai qu’on me commande pas mal, qu’ils me font faire des tas de choses et que je vais, bondissant d’espar en espar comme une sauterelle dans les jeunes prairies de mai. Certes, au premier abord, ce genre de choses ne laisse pas d’être plutôt déplaisant ; votre sens personnel de l’honneur s’en trouve offensé, et tout spécialement si vous sortez d’une honorable et fière famille de souche terrienne comme les Van Rensselaer, par exemple, les Randolf ou les Hardicanute ; et beaucoup plus sensiblement encore si, juste avant de plonger vos mains dans la baille à brai, vous venez de jouer les autorités en tant qu’instituteur de campagne, inspirant un respect mêlé de crainte aux plus costauds de vos garnements. La transition est raide, je vous l’affirme, de maître d’école à matelot ; et il vous faut, pour le supporter avec le sourire, une fameuse décoction de Sénèque et des Stoïques ! Le temps aidant, toutefois, même cela finit par passer.
Après tout, si quelque vieille peau de capitaine m’ordonne d’attraper le faubert et de laver les ponts – eh bien ?… que peut-elle bien peser, au bout du compte, cette indignité ? Quelle gravité a cet affront, sur les balances, veux-je dire, du Nouveau Testament ? Prétendrez-vous que l’archange Gabriel aura, si peu que ce soit, moins bonne opinion de moi parce que j’aurai, dans ces circonstances, obéis promptement et respectueusement à cette vieille peau ? Voilà ce que je vous demande. Donc, mes amis, et quoi que puisse me commander les vieux capitaines, même et encore s’ils me houspillent et me cognent dessus, n’ai-je pas la parfaite satisfaction de savoir que tout un chacun reçoit sensiblement sa ration personnelle d’une façon ou d’une autre, physiquement ou métaphysiquement veux-je dire ! Car c’est ainsi que circule à la ronde l’universel argument frappant, et que tous les humains sont là, à se frictionner réciproquement les côtes, et à se contenter de cela.
Pour y revenir, donc, j’ajouterai que je m’embarque toujours comme simple matelot pour la simple et notable raison qu’ils se font un devoir, messieurs les capitaines, de toujours me payer pour ma peine, alors que je n’ai point entendu dire jusqu’ici qu’ils eussent payé le moindre centime à ceux qui embarquent comme passagers. Il paraît même que ce sont, au contraire, les passagers qui payent. Or, voilà bien : payer ou être payé, cela fait la plus grande différence qui soit au monde. La civilité empressée avec laquelle un homme reçoit de l’argent est positivement merveilleuse, stupéfiante même, si nous tenons compte que nous regardons formellement l’argent comme la source, la racine et le fondement de tous les maux terrestres, et que nous pratiquons hautement la ferme foi qu’un riche ne saurait à aucun prix entrer au ciel. Hélas ! Quel prodigieux accord et quel cœur merveilleux ne mettons-nous pas à nous précipiter nous-mêmes dans la perdition !
Dernière raison enfin : je m’embarque toujours comme simple matelot par hygiène, c’est-à-dire à cause de la salubre gymnastique qu’on pratique, et de l’air pur qu’on respire sur le gaillard avant. Car à considérer qu’en ce bas monde les vents debout sont nettement plus nombreux, et plus constants de beaucoup que le vent arrière (pour autant que vous n’alliez jamais, du moins, à l’encontre des maximes pythagoriciennes), il se fait donc que le commodore sur la dunette inhale la plupart du temps un air de seconde main, si je puis dire, lequel air il reçoit, c’est l’évidence même, exhalé par les hommes du gaillard d’avant. Il croit, lui, qu’il respire en premier ; mais non pas ! Et c’est de même, exactement, qu’il en va en tant d’autres affaires, où le commun mène et précède ses chefs, alors que ceux-ci, cependant, n’ont pas le moindre soupçon.
5 commentaires
Aurions à faire à Moby Dick ? Il y a longtemps dans ma mémoire, que quelques brides de ce livre de Melville se sont cachées. Sont elles revenues dans le bon ordre?
Si c’est de lui dont il sagit et du terrible capitaine Achab, j’ai donné son nom avant Dominique dans le quizz précédent – complètement par inadvertance – en parlant du film de l’Armée des Ombres… de Jean-Pierre Melville…!
J’ai bon quand même ??
Du même Melville ( Jean-Pierre ) j’ai revu hier « Le Doulos » avec Belmondo… du bon cinéma noir à la française, datant de 1962, tiré du premier roman d’un certain Pierre Lesou. Je n’ai pas lu le bouquin mais le film, c’est que du bon…!
Ciao – Oliv’
Toujours sans confirmation pour Moby Dick… quel suspens ! En tout cas pour les frangins Melville j’ai découvert par hasard ( et pas rasé..) que l’un ( Jean-Pierre ) a choisi son pseudo en hommage à l’autre ( Herman ) après avoir lu Moby Dick justement – donc on peut dire que même s’il ne sont pas de la même discipline ils sont quand même liés, c’est bath non ?
D’ailleurs je me plonge actuellement dans la relecture visuelle du sus-nommé Jean-Pierre – en clair je télécharge de manière tout à fait illégale – les premiers films de Melville, après le Doulos : Léon Morin prètre, puis le deuxième souffle avec Lino que je n’ai encore jamais vu ; je vous dirai !
Thierry j’espère que tu me pardonne ces digressions tout à fait hors sujet, partant du (supposé) Moby Dick pour arriver à la Nouvelle Vague –
Ciaoo !
Comme vous êtes sages, je vous passe le paragraphe suivant l’extrait, lequel, j’en suis sûr, éclairera vos lanternes (à huile, évidemment)…
Quant à dire comment il fut qu’après avoir humé à maintes reprises l’air marin comme matelot long-courrier, je me fusse alors mis en tête d’embarquer pour une campagne de pêche à la baleine, c’est ce que mieux que quiconque doit savoir le délégué invisible des Parques, qui me tient sans relâche sous sa surveillance, qui m’espionne et me file en secret, et, par des voies inénarrables, m’influence et me gouverne. Il apparaît indubitablement que ce mien départ pour cette croisière de grande pêche était partie intégrante du grandiose programme établi et élaboré par la providence depuis longtemps déjà. Ce devait être une manière de bref interlude, un court solo parmi des exécutions de plus grande envergure, et j’ai idée que cette partie du programme devait se présenter à peu près comme suit : « CAMPAGNE DE PÊCHE D’UN CERTAIN ISMAËL ».
(Herman Melville, MOBY DICK, texte français d’Armel Guerne, éditions Phebus)
Bravo qui ?