Bouquin-quizz n°34

 

Bonjour à tous.
Voici un extrait de…
Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !


Je ne me souviens pas d’avoir entendu de déflagration. Un sifflement peut-être, comme le crissement d’un tissu que l’on déchire, mais je n’en suis pas sûr.
Mon attention était détournée par cette sorte de divinité autour de laquelle essaimait une meute d’ouailles alors que sa garde prétorienne tentait de lui frayer un passage jusqu’à son véhicule. « Laissez passer, s’il vous plaît. S’il vous plaît, écartez-vous. »
Les fidèles se donnaient du coude pour voir le cheikh de plus près, effleurer un pan de son kamis. Le vieillard révéré se retournait de temps à autre, saluant une connaissance ou remerciant un disciple.
Son visage ascétique brillait d’un regard tranchant comme la lame d’un cimeterre.

J’ai essayé de me dégager des corps en transe qui me broyaient, sans succès.
Le cheikh s’est engouffré dans son véhicule, a agité une main derrière la vitre blindée tandis que ses deux gardes du corps prenaient place à ses côtés…

Puis plus rien.

Quelque chose a zébré le ciel et fulguré au milieu de la chaussée, semblable à un éclair ; son onde de choc m’a atteint de plein fouet, disloquant l’attroupement qui me retenait captif de sa frénésie. En une fraction de seconde, le ciel s’est effondré, et la rue, un moment engrossée de ferveur, s’est retrouvée sens dessus dessous.
Le corps d’un homme, ou bien d’un gamin, a traversé mon vertige tel un flash obscur.

Qu’est-ce que c’est ?…

Une crue de poussière et de feu vient de me happer, me catapultant à travers mille projectiles. J’ai le vague sentiment de m’effilocher, de me dissoudre dans le souffle de l’explosion…

A quelques mètres – ou bien à des années-lumière le véhicule du cheikh flambe. Des tentacules voraces l’engloutissent, répandant dans l’air une épouvantable odeur de crémation. Leur bourdonnement doit être terrifiant ; je ne le perçois pas. Une surdité foudroyante m’a ravi aux bruits de la ville. Je n’entends rien, ne ressens rien ; je ne fais que planer, planer.
Je mets une éternité à planer avant de retomber par terre, groggy, démaillé, mais curieusement lucide, les yeux plus grands que l’horreur qui vient de s’abattre sur la rue.

A l’instant où j’atteins le sol, tout se fige ; les torches par-dessus la voiture disloquée, les projectiles, la fumée, le chaos, les odeurs, le temps…
Seule une voix céleste, surplombant le silence insondable de la mort, chante nous nous retournerons, un jour, dans notre quartier.
Ce n’est pas exactement une voix ; ça ressemble à un friselis, à un filigrane…
Ma tête rebondit quelque part…
Maman, crie un enfant. Son appel est faible, mais net, pur. Il vient de très loin, d’un ailleurs rasséréné…

Les flammes dévorant le véhicule refusent de bouger, les projectiles de tomber…
Ma main se cherche au milieu du cailloutis ; je crois que je suis touché. J’essaie de remuer mes jambes, de relever le cou ; aucun muscle n’obéit… maman, crie l’enfant… Je suis là, Amine… Et elle est là, maman, émergeant d’un rideau de fumée. Elle avance au milieu des éboulis suspendus, des gestes pétrifiés, des bouches ouvertes sur l’abîme. Un moment, avec son voile lactescent et son regard martyrisé, je la prends pour la Vierge.
Ma mère a toujours été ainsi, rayonnante et triste à la fois, telle un cierge.
Lorsqu’elle posait sa main sur mon front brûlant, elle en résorbait toute la fièvre et tous les soucis… Et elle est là ; sa magie n’a pas pris une ride.

Un frisson me traverse des pieds à la tête, libérant l’univers, enclenchant les délires.
Les flammes reprennent leur branle macabre, les éclats leurs trajectoires, la panique ses débordements…
Un homme haillonneux, la figure et les bras noircis, tente de s’approcher de la voiture en feu. Il est gravement atteint pourtant. Mû par on ne sait quel entêtement, il cherche coûte que coûte à porter secours au cheikh. Chaque fois qu’il pose la main sur la portière, une giclée de flammes le repousse.

A l’intérieur du véhicule, les corps piégés brûlent.
Deux spectres ensanglantés progressent de l’autre côté, essaient de forcer la portière arrière. Je les vois hurler des ordres ou de douleur, mais ne les entends pas.

Près de moi, un vieillard défiguré me fixe d’un air hébété ; il ne semble pas se rendre compte que ses tripes sont à l’air, que son sang cascade vers la fondrière.
Un blessé rampe sur les gravats, une énorme tache fumante sur le dos. Il passe juste à côté de moi, gémissant et affolé, et va rendre l’âme un peu plus loin, les yeux grands ouverts, comme s’il n’arrivait pas à admettre que ça puisse lui arriver, à lui.
Les deux spectres finissent par casser le pare-brise, se jettent à l’intérieur de la cabine. D’autres survivants arrivent à la rescousse. A mains nues, ils décortiquent le véhicule en feu, brisent les vitres, s’acharnent sur les portières et parviennent à extraire le corps du cheikh. Une dizaine de bras le transportent, l’éloignent du brasier avant de l’étaler sur le trottoir tandis qu’une seule nuée de mains s’escriment à éteindre ses vêtements.

Une foultitude de picotements se déclarent dans ma hanche.
Mon pantalon a presque disparu ; seuls quelques pans calcinés continuent de me draper par endroits. Ma jambe repose contre mon flanc, grotesque et horrible à la fois ; un mince cordon de chair la retient encore à ma cuisse.
D’un seul coup, toutes mes forces me désertent. J’ai le sentiment que mes fibres se dissocient les unes des autres, se décomposent déjà…
Les ululements d’une ambulance m’atteignent enfin ; petit à petit, les bruits de la rue reprennent leur cours, déferlent sur moi, m’abasourdissent.

Quelqu’un se penche sur mon corps, l’ausculte sommairement et s’éloigne. Je le vois s’accroupir devant un amas de chair carbonisée, lui tâter le pouls puis faire signe à des brancardiers. Un autre homme vient prendre mon poignet avant de le laisser tomber… « Celui-là est fichu. On ne peut rien pour lui… »
J’ai envie de le retenir, de l’obliger à revoir sa copie ; mon bras se mutine, me renie.

Maman, reprend l’enfant…

Je cherche ma mère dans le chaos… ne vois que des vergers qui s’étendent à perte de vue… les vergers de grand-père… du patriarche… un pays d’orangers où c’était tous les jours l’été… et un garçon qui rêve au haut d’une crête.
Le ciel est d’un bleu limpide. Les orangers n’en finissent pas de se donner la main. L’enfant a douze ans et un cœur en porcelaine. A cet âge de tous les coups de foudre, simplement parce que sa confiance est aussi grande que ses joies, il voudrait croquer la lune comme un fruit, persuadé qu’il n’a qu’à tendre la main pour cueillir le bonheur du monde entier… Et là, sous mes yeux, en dépit du drame qui vient d’enlaidir à jamais le souvenir de cette journée, en dépit des corps agonisant sur la chaussée et des flammes finissant d’ensevelir le véhicule du cheikh, le garçon bondit et, les bras déployés tels des ailes d’épervier, s’élance à travers champs où chaque arbre est une féerie…

Des larmes me ravinent les joues…

« Celui qui t’a dit qu’un homme ne peut pas pleurer ignore ce qu’homme veut dire », m’avoua mon père en me surprenant effondré dans la chambre du patriarche. « Il n’y a pas de honte à pleurer, mon grand. Les larmes sont ce que nous avons de plus noble. »
Comme je refusais de lâcher la main de grand-père, il s’était accroupi devant moi et m’avait pris dans ses bras. « Ça ne sert à rien de rester ici. Les morts sont finis, quelque part ils ont purgé leurs peines. Quant aux vivants, ce ne sont que des fantômes en avance sur leur heure… »

Deux brancardiers me soulèvent et m’entassent sur une civière.
Une ambulance arrive en marche arrière, les portières grandes ouvertes. Des bras m’attirent à l’intérieur de la cabine, me jettent au milieu d’autres cadavres.
Dans un dernier soubresaut, je m’entends sangloter… « Dieu, si c’est un affreux cauchemar, faites que je me réveille, et tout de suite… »

(A suivre)

 

12 commentaires

  • Oliv' dit :

    Lire ça dans le contexte actuel c’est du brutal… je l’ai quasiment lu en apnée… ça semble tellement vécu

  • LECHAUVE Dominique dit :

    tout d’abord, et c’est vraiment psychologique, du refus du moment présent, j’ai pensé à une scène du massacre de Nankin. Pourquoi ? facilité comme dis Oliv’,  » en apnée » au vu d’une réalité existante. Puis non impossible, pas de Cheikh en Chine ni au Japon à cette époque. Puis un vague souvenir d’un terrible film sur la lobotomisation des esprits et des femmes kamikazes. Une terrible réalité revue et corrigée de notre période. Je me souviens d’un film complexe qui se passe en Israél ou en Palestine sur une femme qui se fait exploser alors que son mari n’est même pas au courant de son fanatisme. Manque de souvenir, plus période difficile, plus beaucoup de boulot , et mon cerveau lent , ne retrouve plus, mais à plusieurs nous trouverons.
    La semaine prochaine, je serai sur Paris, j’irai boire une bière à votre santé, j’irai manger au restau, j’irai philosopher avec des copains, et j’irai emmerder tous les lobotomisés du monde.

  • Oliv' dit :

    Ah oui ça c’est une idée une bonne bière à la nôtre… Alors si jamais tu passes vers République je te conseille d’aller manger une choucroute  » chez Jenny  » place de la République qui a la réputation de faire la meilleure choucroute de Paris, rien de moins !
    Il y aura encore certainement les bougies et les hommages près de la statue… qui foule aux pieds tous ces chiens galeux d’islamistes hallucinés et lobotomisés comme tu dis.

  • LECHAUVE Dominique dit :

    Moi j’ai mes habitudes entre autres dans la rue Jean Pierre Timbaud dans le 11eme, et sur la Butte aux cailles prés de la place d’Italie. Oui j’irai boire une bière à notre santé, camarade, et la santé de la vie. Chez Jenny, je connais bien, dans une vie antérieure, j’étais facteur sur Paris (ha les gens de lettres) et je desservais le 3 et 4eme arrondissement, ce qui me permettait de passer souvent chez jenny et même d’y casser la croute. De toute façon avec les copains nous irons à la République par respect .

  • Bouquin-quizz n°35 dit :

    Si je descendais, par des rues toujours différentes, vers le jardin du Luxembourg, l’après-midi, je pouvais marcher dans les allées, et ensuite entrer au musée du Luxembourg où se trouvaient des tableaux dont la plupart ont été transférés au Louvre ou au Jeu de Paume. J’y allais presque tous les jours pour les Cézannes et pour voir les Manets et les Monets et les autres Impressionnistes que j’avais découverts pour la première fois à l’Institut artistique de Chicago. Les tableaux de Cézanne m’apprenaient qu’il ne me suffirait pas d’écrire des phrases simples et vraies pour que mes œuvres acquièrent la dimension que je tentais de leur donner. J’apprenais beaucoup de choses en contemplant les Cézannes mais je ne savais pas m’exprimer assez bien pour l’expliquer à quelqu’un. En outre, c’était un secret. Mais s’il n’y avait pas assez de lumière au Luxembourg, je traversais le jardin et gagnais le studio où vivait Gertrude Stein, 27, rue de Fleurus…

    ( avec l’aimable autorisation de Thierry )
    salut à tous,
    Oliv’

  • LECHAUVE Dominique dit :

    de retour de Paris, où j’ai parcourue des rues différentes pour me rendre dans différents endroits de Paris dont le Luxembourg et la République. Il y avait de la lumière au Luxembourg et trop plein de petites lumières vacillantes sous le vent à la République. C’est à Beaubourg que je suis allé voir quelques tableaux, mais Beaubourg, n’existait pas à la période d’Ernest, donc, même en cherchant, je n’aurais pas pu déguster un mojito en terrasse avec lui.

  • Oliv' dit :

    Soit.
    Par contre il est tout à fait plausible d’imaginer Ernest H. – sujet de ce quizz – attablé en terrasse Bd St Germain avec St Ex qui était élève à l’école Supérieure des beaux Arts – dans le même quartier – en 1921 précisément quand y rédidait Ernest.
    Le petit Prince avec le vieil homme et la mer… tous deux nés à 1 an d’intervalle, avaient 21 et 22 ans à cette époque.
    ça laisse songeur non ?

  • LECHAUVE Dominique dit :

    Olv’ Oui au St Germain mais aussi pouvoir se retrouver dans un excellent et sympa « bistrot à vin » rue Boutebrie à 20 m du St Germain. J’aurais apprécié lundi soir partager un excellent haute cote de nuits ou autres vins au choix avec Ernest H et St Ex de passage du pays des écrivains, juste un moment pour partager l’ambiance parisienne en ces temps quelques peu ombragés.
    mais nous tournons en rond et nous revenons au mouvement dada, car 1921, c’est le début de la fin avec le procés Barrés…

  • Oliv' dit :

    mmmh argument délicat car rappelons que le président du tribunal de ce procès n’était autre que André Breton qui deviendra à la dissolution du mouvement Dada le chef de fil des surréalistes dont la compagnie plaisait tant à Louise de Vilmorin, fiançée de notre ami St Ex, mais dont elle se séparera étant lasse des absences prolongées de l’aviateur-écrivain…
    De là à penser que St Ex ne portait pas dans son coeur ces artistes surréalistes il n’y a qu’un pas…

  • Oliv' dit :

    Rectification… je m’ai gourré !
    En fait il sagit de la femme de St Ex Consuelo de St Exupery, Salvadorienne de naissance, qui fréquentera le mouvement surréaliste avec pour amis Marcel Duchamp, Oscar Dominguez, Balthus, André Breton, André Derain, Max Ernst et d’autres et dont l’union avec Antoine traversa des hauts et des bas sans doute dùs à son métier et aux absences longues et répétées du conjoint.
    A noter cependant une période de tranquille bonheur en 1941 dans leur maison de Long Island
    ( New York ) – dans laquelle fùt rédigé Le Petit Prince, période au cours de laquelle le couple fréquentait d’autres exilés comme Ingrid Bergman, Jean Gabin, Greta Garbo, Charles Boyer, Marlène Dietrich, Jean Renoir…
    Voilà voilà, je pense que Antoine de St Exupery, grand écrivain-aviateur-aventurier, se mérite une place de choix sur le site de Thierry : salut à toi St Ex !

  • Les gars, votre érudition tant bistrotière que saint-exupérienne m’épate – et pas seulement aux oeufs…
    Pour notre concours bi-mensuel, ce numéro-ci était un quizz de circonstances hâtivement tiré d’une de mes piles de poches après les massacres de la République.
    C’est le prologue du court roman L’Attentat de Yasmina Khadra, quand un médecin arabe israëlien appelé au chevet de victimes d’une bombe se rend compte que la kamikaze n’était autre que sa femme palestinienne, dont il ignorait l’engagement politique.
    Comme l’a évoqué Dominique, il en a été tiré un film en 2012, par le réalisateur libanais Ziad Doueiri.
    Pour ma part, c’est le seul roman de Yasmina Khadra que j’ai jamais lu, parmi les oeuvres mondialement reconnues de cet écrivain algérien, ancien officier, né dans le grand sud sous le nom de Mohammed Moulessehoul et longtemps connu uniquement sous son pseudonyme – lequel est formé des deux premiers prénoms de son épouse.
    Il a un site officiel et sa page wikipedia me paraît assez bien foutue. J’y apprend – avec intérêt – qu’il a écrit une série de polars mettant en scène un flic anti-corruption du nom de Llob.
    A suivre donc…

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