Bouquin-quizz n°35

 

Bonjour à tous.
Voici un extrait de…
Je veux dire d’un roman de…
Non. Finalement, je ne vais pas vous l’indiquer. Ça vous amusera peut-être d’essayer de deviner.
Et si ça ne vous amuse pas, je vous conseille de le lire quand même. Ça vaut !


Tout jeune encore, il avait déserté d’un navire marchand à destination de La Plata pour s’engager dans la marine de Montevideo, alors commandée par Garibaldi.
Plus tard, dans la légion italienne de la République qui combattait la tyrannie envahissante de Rosas, il avait participé, sur de grandes plaines, ou sur des rives de fleuves immenses, aux combats peut-être les plus féroces que le monde eût jamais connus.
Il avait vécu au milieu d’hommes qui avaient célébré la liberté, avaient souffert pour la liberté et étaient morts pour la liberté avec l’exaltation du désespoir, le regard tourné vers une Italie opprimée. Son propre enthousiasme s’était nourri de scènes de carnage, d’exemples de dévouement sublime, du fracas des armes dans le combat, du langage de proclamations enflammées.
Il n’avait jamais quitté le chef qu’il s’était choisi, l’apôtre ardent de l’indépendance, restant à son côté en Amérique et en Italie jusqu’après le jour fatal d’Aspromonte où les rois, les empereurs et les ministres révélèrent au monde leur traîtrise en blessant et en jetant en prison son héros – catastrophe qui l’avait conduit insidieusement à douter avec tristesse d’être jamais capable de comprendre les voies de la justice divine.

Il ne niait pas qu’elle existât cependant. « Elle exige de la patience », disait-il.
Bien qu’il n’aimât pas les prêtres, et n’eut pour rien au monde mis les pieds dans une église, il croyait en Dieu. Les proclamations contre les tyrans n’étaient-elles pas adressées aux peuples au nom de Dieu et de la liberté ?
« Dieu pour les hommes, les religions pour les femmes », marmonnait-il parfois.

En Sicile, un Anglais apparu à Palerme après l’évacuation de la ville par l’armée royale, lui avait donné une bible en italien publiée par la Société Biblique Anglaise Et Etrangère, et reliée en cuir foncé.
Pendant les périodes de revers politiques, dans ces moments de silence où les révolutionnaires ne publiaient aucune proclamation, Giorgio faisait pour gagner sa vie le premier travail qui lui tombait sous la main, marin, docker sur les quais de Gênes, une fois ouvrier agricole dans une ferme des hauteurs dominant La Spezzia, et à ses moments de loisir il étudiait l’épais volume. Désormais, c’était sa seule lecture et, pour ne pas en être privé (les caractères étaient petits), il avait consenti à accepter une paire de lunettes à monture d’argent, que lui offrait la señora Emilia Gould, la femme de l’Anglais qui dirigeait la mine d’argent à trois lieues de la ville, dans la montagne.

Giorgio tenait les Anglais en haute estime.

Ce sentiment, né sur les champs de bataille d’Uruguay, était vieux d’au moins quarante ans. Plusieurs d’entre eux avaient versé leur sang en Amérique pour la cause de la liberté, et du tout premier qu’il eût connu il se souvenait sous le nom de Samuel ; il commandait une compagnie de Nègres sous les ordres de Garibaldi, pendant le fameux siège de Montevideo, et était mort héroïquement avec ses Nègres en franchissant à gué la Boyana.

Giorgio, quant à lui, avait atteint le grade d’enseigne – alferez – et faisait la cuisine pour le général.
Plus tard, en Italie, avec le grade de lieutenant, il était attaché à l’état-major et faisait toujours la cuisine pour le général.
Il avait fait la cuisine pour lui pendant toute la campagne de Lombardie.
Au cours de la marche sur Rome il avait attrapé son bœuf au lasso dans la campagna à la mode américaine.
Il avait été blessé en défendant la République romaine.
Il était l’un des quatre fugitifs qui avaient aidé le général à sortir des bois le corps inanimé de sa femme et à la porter jusque dans la ferme où elle mourut d’épuisement après les épreuves de cette terrible retraite.
Il avait survécu à cette période désastreuse pour escorter son général à Palerme au moment où les obus napolitains tirés du château s’abattaient sur la ville.
Il avait fait la cuisine pour lui sur le champ de bataille de Volturno après s’être battu toute la journée.

Et partout il avait vu les Anglais au premier rang de l’armée de la liberté.

Giorgio respectait leur peuple, parce qu’ils aimaient Garibaldi. Même leurs comtesses et leurs princesses, disait-on, avaient baisé les mains du général à Londres. Il le croyait volontiers, car cette nation était noble, et l’homme était un saint. Il suffisait de regarder une fois son visage pour voir en lui la force divine de la foi et sa grande pitié pour tout l’humanité opprimée, pauvre et souffrante.

L’esprit d’abnégation, le don total de soi à un grand dessein humanitaire qui inspirèrent la pensée et l’effort de cette période révolutionnaire, avaient laissé leur empreinte sur Giorgio sous la forme d’une sorte de mépris rigoureux pour tout avantage personnel.
Cet homme, que la racaille de Sulaco soupçonnait d’avoir un magot enterré dans la cuisine, avait toute sa vie méprisé l’argent. Les chefs de sa jeunesse avaient vécu dans la pauvreté, étaient morts dans la pauvreté. C’était chez lui une habitude d’esprit de ne pas se soucier du lendemain, habitude née en partie de sa vie aventureuse dans la fièvre des combats désordonnés. Mais c’était surtout une affaire de principe. Cela ne ressemblait pas à l’insouciance d’un condotierre. Il s’agissait d’un puritanisme dans la conduite né d’un enthousiasme austère comme le puritanisme religieux.

Ce dévouement austère à une cause avait jeté une ombre sur les vieux jours de Giorgio. Il jetait une ombre parce que la cause semblait perdue. Trop de rois et d’empereurs étaient encore prospères dans un monde que Dieu avait destiné au peuple.
Il était triste parce qu’il était simple.
Bien que toujours prêt à aider ses compatriotes et hautement respecté par les émigrés italiens partout où il avait vécu (dans ce qu’il appelait son exil), il ne pouvait se cacher que ceux-ci ne se souciaient guère des injustices subies par les peuples opprimés. Ils écoutaient volontiers ses récits de guerre, mais semblaient se demander qu’après tout cela lui avait rapporté : rien d’apparent à leurs yeux.
« Nous ne voulions rien pour nous, c’est pour l’amour de l’humanité que nous avons souffert », s’écriait-il parfois avec fureur, et sa voix puissante, son regard de feu, le frémissement de sa crinière blanche, sa main brune et musclée tendue vers le ciel comme pour le prendre à témoin, impressionnaient son auditoire.
Et, quand le vieil homme s’interrompait tout à coup avec un hochement de tête et un geste du bras qui signifiait clairement « mais à quoi bon vous parler ? », ils se poussaient mutuellement du coude.

Il y avait chez le vieux Giorgio une énergie des sentiments, une qualité personnelle des convictions, quelque chose qu’ils appelaient terribilita
« Un vieux lion », disaient-ils de lui.
Un incident minime, un mot entendu au hasard le lançaient dans des discours à des pêcheurs italiens sur la grève à Maldonado, à ses compatriotes, clients de la petite boutique qu’il tint plus tard à Valparaiso ; certains soirs, soudain, dans la salle de café située à l’une des extrémités de la Casa Viola (l’autre étant réservée aux ingénieurs anglais), à la clientèle choisie de mécaniciens et de contremaîtres des ateliers du chemin de fer.

Avec leurs beaux visages émaciés et bronzés, leurs boucles noires luisantes, leurs yeux brillants, leurs larges poitrines, leurs barbes, et parfois un minuscule anneau au lobe de l’oreille, les aristocrates des chantiers ferroviaires l’écoutaient, laissant de côté cartes ou dominos, cependant que ça et là un Basque aux cheveux blonds continuait à examiner son jeu et attendait sans protester.

Aucun Costaguanien de souche ne pénétrait en ce lieu.
C’était le bastion italien.
Même les policiers de Sulaco en patrouille de nuit se contentaient de ralentir le pas de leurs chevaux et de passer sans bruit, en se penchant sur leurs selles pour jeter par la fenêtre un regard rapide aux visages perdus dans un brouillard de fumée. Et le bourdonnement déclamatoire du récit du vieux Giorgio semblait aller se perdre derrière eux dans la plaine.

De temps à autre seulement, le sous-chef de la police, un petit individu brun à la figure large, fortement métissé d’Indien, faisait une apparition.
Laissant son planton à l’extérieur pour tenir les chevaux, il s’avançait sans dire un mot, avec un sourire assuré et rusé, jusqu’à la longue table posée sur des tréteaux. Il montrait du doigt une des bouteilles sur l’étagère. Giorgio, mettant d’un geste brusque sa pipe dans sa bouche, allait en personne le servir.
On n’entendait rien d’autre que le tintement des éperons.
Une fois son verre vide, il jetait sans se presser un regard scrutateur autour de la pièce, sortait et s’en allait lentement poursuivre sa ronde en direction de la ville.

(A suivre)

 

9 commentaires

  • Oliv' dit :

    Caspita… ça c’est du balèze !
    Alors un Giorgio compagnon de lutte de Giuseppe Garibaldi moi je connais un certain Manin, mais ma foi je ne suis pas sùr car j’ignore tout de leur parcours commun en Amérique latine… porca miseria !

  • LECHAUVE Dominique dit :

    Costaguanien ???c’est qui c’est quoi t’estce ? En plus un Costaguanien de souche ? de souche c’est donc un vrai comme dirait la famille la haine. donc un habitant de la Costagarie ?? ou autre contrée Costagarigue? , moi pas aller encore dans ce pays , va falloir que je farfouille. Soit du coté d’un arrêt de métro, soit d’un personnage du 19Eme siécle

  • Et ceux qui ne sont pas « de souche » sont des « Alien » (indice !)

  • Oliv' dit :

    Je viens de me faire TOUT le curriculum de Giuseppe Garibaldi en italien sur wiki.it – il est un peu plus étoffé que le mien, dirais-je, mais pas l’ombre d’un Giorgio, ni dans la bibliographie citée…
    ça c’est frustrant, moi qui ai un musée de la Renaissance italienne à quelques Km de chez moi
    ( derrière chez moi, savez-vous quoi qu’il y a ? ) dans lequel est exposé une botte du sujet en question avec l’impact de la balle qui l’avait blessé sur le champs de bataille )
    En tout cas ça m’a permis de savoir qu’il avait un chien à 3 pattes et qu’il a crée la première société protectrice des animaux… quelques décennies avant BB !
    Ciao a tutti !

  • LECHAUVE Dominique dit :

    derrière chez Oliv’, il y a certainement le plus jolis des petits bois, pleins d’alien comme indice, mais pour moi Giuseppe Garibaldi , ou gare au Gorille, toujours rien, même pas une micro lumiére. Que dalle, nada… a suivre pour les 1 – 10

  • Oliv' dit :

    Je confirme, y a tout ça derrière chez moi :Y a un sac à main, le plus joli des sacs à main, sac à main dans le sparadrap, sparadrap dans le n’almanach, n’almanach dans le peneu, le peneu dans la godasse, la godasse dans le bois, petit bois derriere chez moi…
    Mais pardon je me rends compte que l’on s’éloigne du sujet et que ça ne fait pas beaucoup avancer le chmilblick de Garibaldi…
    De souche… Alien… qu’est-ce qui se cache là-dessous ?

  • Ô vous champions, Oliv’ et Dominique, titulaires de nombre de clairons et autres breloques quizzantes, ainsi que vous, au nombre d’une petite trentaine par édition, qui participez à ce jeu sans concourir, j’adresse mes félicitations…
    Pour votre honnêteté.
    En effet, il vous suffisait de taper « Costaguana » sur google pour découvrir : « pays imaginaire d’Amérique centrale dans lequel se déroule Nostromo, roman de Joseph Conrad ».
    Ce roman-monde foisonnant et picaresque, d’une narration étonnamment sinueuse, paru en 1904, est pour moi le chef-d’oeuvre de Conrad, écrivain anglais d’origine polonaise, peut-être juste après sa fabuleuse nouvelle Au Coeur Des Ténèbres, qui fut la base d’Apocalypse Now.
    Gian Battista Nostromo est l’un des personnages principaux de ce bouquin éponyme (pour une fois qu’on peut utiliser ce mot à bon escient, ne nous en privons pas), chef des dockers de Sulaco un petit port de la côte pacifique du, donc, Costaguana.
    Le Nostromo sera aussi le nom du cargo spatial à bord duquel, en 1979, le lieutenant Riley affrontera pour la première fois le « huitième passager ». Ceci pour l’indice « Alien ».
    Le roman, ainsi que nombre des oeuvres de Joseph Conrad existent en de multiples éditions. Pour ma part, je le possède en Folio, version Gallimard, excellemment préfacé par son traducteur, un Mr Paul Le Moal.
    Bien… Puisque, comme l’indique l’enguirlandé sapin planté au principal carrefour de mon village, c’est les fêtes, on tâchera de faire plus léger pour le prochain Quizz, à paraître demain…

  • Oliv' dit :

    Nostromo, Alien, Sgt Ripley alias Segourney Weaver… Grand souvenir de cinéma ( comme Apocalypse Now du reste ) mais malheureusement foin littéraire…
    En tout cas je me suis documenté sur Garibaldi !

  • LECHAUVE Dominique dit :

    que poui, mes amis. Internet oui je vais souvent dessus à la recherche de tout et de rien. Internet c’est une nouvelle encyclopie universalis que je dévaria dans le temps.
    Mais non oh que non, il ne serait souhaitable de ma part de vouloir épater l’académie des quizz de ce site en faisant semblant de connaître. POUI horreur quelle infamie. Vouloir gagner une trompette en plastique en se faisant un héros de si peu.
    Non perdre en apprenant vaut mieux que tricher face à ce que je pourrais appeler des amis.
    Non je laisse à glouglou le soin de me cacher le costagana, mais sur dés que le temps me le permettra , je me mettrai à la recherche de ce livre.
    a bientôt pour le quizz 36. Qui pourrait être un policier comme son numéro l’indique

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