Adaptation en téléfilm du roman d’Estelle Tharreau (éditions Taurnada, 2018), avec l’aimable autorisation de celle-ci.
EXT Jour, rue
Elsa, une grande jeune femme « toute simple », chaudement couverte, porteuse d’une épaisse enveloppe sous le bras, marche le long d’une rue bordée d’immeubles cossus. La démarche est décidée, énergique. Sa coiffure, ses vêtements ainsi que les voitures garées le long du trottoir indiquent que la scène ne se déroule pas de nos jours, mais quelque part entre 1980 et 1990.
Elsa pousse la porte cochère d’un immeuble et s’engouffre à l’intérieur.
Plan sur la porte refermée.
Banc-titre : « Besançon, décembre 1986 ».
INT Jour, immeuble
Les escaliers. Rampe cirée, tapis fixé aux marches par des barres de cuivres : on est en bourgeoisie bon teint. Elsa en gravit rapidement les degrés, toujours aussi énergique.
Arrivée devant une porte, elle presse le bouton de cuivre de la sonnette.
Lui ouvre Léontine, une dame approchant la soixantaine, soignée, proprette, pimpante, dont le visage s’éclaire d’un grand sourire.
Léontine :
Ma nièce préférée !
Elsa :
Surtout que je suis la seule !
Léontine (s’effaçant pour la laisser entrer) :
Eh oui. Maintenant il n’ y a plus que toi et moi. Elsa et la vieille Léontine. Les deux dernières Amiotte.
Elsa (entrant) :
Arrête ton char, Léontine. Tu n’es pas si vieille que ça !
Léontine :
Mais si, mais si…
Elle referme la porte.
INT Jour, appartement de Léontine
Elsa est assise dans un fauteuil au sein d’un salon coquet et accueillant. De la buée sur les vitres indique que, s’il fait froid dehors, l’air est bon chaud dedans. Elsa ouvre la grande enveloppe et en sort des papiers qu’elle étale sur la table basse. Léontine survient avec un plateau supportant le nécessaire à une séance de thé et biscuits qu’elle pose sur la table avant de s’asseoir à son tour.
Léontine :
Alors ? Comment ça s’est passé, avec maître Gillain ?
Elsa :
Bien, je suppose… Mais je n’arrive pas à croire qu’une vie se termine comme ça. Quelques papiers administratifs, quelques tampons et voilà, c’est fini. Rose a officiellement cessé d’exister.
Léontine (versant le thé, soupirant) :
C’est comme ça… Alors, dis-moi, combien ta grand-mère t’a-t-elle laissé ?
Elsa (énonçant) :
Quarante huit mille quatre cent cinquante deux francs. Et vingt et un centimes.
Léontine :
C’est merveilleux !
Elsa (haussant les épaules) :
C’est beaucoup. Mais je ne comprends pas pourquoi ça me revient à moi. À moi seule. Tu devrais en toucher la moitié.
Léontine :
Ne dis pas de bêtises. J’ai déjà l’appartement.
Elsa :
Oui, mais…
Léontine :
Allons ! Allons ! Ta grand-mère me l’a donné de son vivant. Comme ça, je n’ai même pas eu de taxes à payer. Et ça, quand il s’agit de prélever des sous, crois-moi, il y a du monde ! Non, non, non, j’ai tout ce qu’il me faut. Et toi, tu as besoin de cet argent. Tu vas enfin pouvoir l’ouvrir, ton atelier de réparations de jouets !
Elsa (souriant à cette idée) :
C’est vrai… Mais il y a autre chose.
Léontine :
Quoi donc ?
Des papiers épars devant elle, Elsa extrait une photo.
Elsa :
Elle me lègue aussi une maison. Une ruine, m’a dit le notaire. Inoccupée depuis longtemps, d’après lui. Elle s’appelle « La Braconne ». Au bord du lac de Sainte-Ursule. Tu connais ?
La caméra se fixe un instant en gros plan sur le visage de Léontine, dont on sent le trouble soudain. Elle se reprend aussitôt.
Léontine :
Le lac de Sainte-Ursule ? Oui. C’est à Mont-Éloi, là haut (elle fait un geste vague dans la direction). Un tout petit village perdu dans les bois, pas loin d’un bourg qui s’appelle Saint-Palin. Saint-Palin, tu trouveras sur la carte. Mont- Éloi, c’est moins sûr. Je ne savais même pas que ça existait encore, avec l’exode rural et tout ça. Rose y a vécu. Avec Michelle, ta pauvre mère. Moi aussi, d’ailleurs. C’était quand nous étions très petites. Ton grand-père, Honoré, y a même été un moment instituteur. Mais « La Braconne »… Non, je ne vois pas du tout…
Elsa (ébahie) :
Mais… On ne m’en a jamais parlé !
Léontine (haussant les épaules) :
Bah… Des vieilles histoires… Et puis je te l’ai dit, Michelle et moi, nous étions toutes gamines.
Elsa :
Peut-être, mais tout de même…
Léontine la coupe, d’un ton un peu plus sec qu’on ne s’y attendrait.
Léontine :
Des vieilles histoires, je te dis !
Ayant pris la photo qu’Elsa lui tend, elle se saisit de ses lunettes en sautoir et l’observe.
Gros plan sur la photo : un de ces clichés d’après-guerre où les visages paraissent vaporeux. En pleine forêt, près d’une maison en bois, une femme qui pourrait être Elsa, vêtue d’une robe et d’un tablier, coiffée d’un large foulard, porte un bébé dans ses bras. Un jeune homme à l’aspect rude, vêtu en paysan, se tient à côté d’elle.
Léontine (voix off) :
C’est fou à quel point tu ressembles à ta grand-mère. De vraies jumelles. Ça pourrait être toi, sur cette photo.
Elsa (hors champ) :
Le bébé, c’est qui ?
Léontine pose la photo sur la table. On distingue un léger tremblement de ses mains.
Léontine :
Ce doit être Michelle. Ta mère. Moi, Rose, je ne l’ai connue…
Elle s’interrompt, se perd quelques secondes dans des réflexions intérieures qu’on devine graves, avant de reprendre.
Léontine :
Je ne l’ai connue que plus tard, quand mon père s’est remarié avec elle. Ma mère est morte en me mettant au monde, tu sais.
Elsa :
Je sais. Et le type ?
Léontine (un peu trop vite) :
Connais pas.
Elsa :
Tu es sûre ? Je trouve qu’il regarde Mamie, disons… tendrement. En fait, il la couve littéralement des yeux. C’est quoi, cette histoire ? Une liaison ?
Léontine (réprobatrice) :
Allons donc !
Elle réitère son manège avec les lunettes, observe un moment la photo puis la repose en secouant négativement la tête.
Léontine :
Non. Je ne sais pas…
Les deux femmes s’observent quelques instants en silence. Léontine est mal à l’aise. Pour se donner une contenance, elle boit deux ou trois gorgées de thé. Elsa mâchonne un biscuit en la scrutant. Visiblement, elle se pose des questions.
Elsa (après avoir dégluti) :
Il y a un mot derrière la photo, tu veux bien le lire, s’il te plaît ?
Léontine obéit. Photo. Lunettes.
Gros plan sur le mot en question, rédigé à la plume, dans une élégante écriture « à l’ancienne » :
À Elsa, La Braconne, le passé que je n’ai jamais eu le courage de te raconter.
Tous ces fantômes qui n’ont jamais cessé de me hanter.
Léontine repose la photo sans un mot.
Elsa (insistante) :
Alors ?
Léontine :
Alors quoi ?
Elsa :
Ce mot, qu’est-ce que ça veut dire ?
Léontine :
Puisque je te dis que je ne sais pas ! Tu m’ennuies, flûte, à la fin ! Je te l’ai dit, ce sont de vieilles histoires. Peut-être que Rose avait… euh… Elle ne me racontait pas tout, non plus ! Je-ne-sais-pas !
À nouveau, nièce et tante se regardent en silence. Ce n’est pas un affrontement, car l’affection qui les lie les empêche d’en arriver jusque-là. Elsa inspire un grand coup et rassemble les papiers épars, dont la photo.
Elsa :
Bien. Je vais aller la voir, moi, cette mystérieuse maison du fond des bois !
Léontine (se récriant) :
Tu n’y penses pas ! On est fin décembre ! Presque à Noël !
Elsa :
Oh, ce n’est qu’à quoi ? Deux, trois heures de route. Ne t’en fais pas, je serai là pour le réveillon, comme promis.
Léontine :
Ce n’est pas la question. C’est le Haut-Doubs, là-bas, ma petite fille. Tu ne te rends pas compte. C’est presque la montagne. Il y un froid de loup. Et puis, sur les petites routes, tu vas trouver de la neige, du verglas. Il faut connaître !
Elsa (haussant les épaules) :
Eh ben avant de partir, je vais payer des pneus neufs à ma Titine. Après tout, j’en ai les moyens, maintenant !
Léontine :
Attends au moins les beaux jours…
Elsa (déterminée) :
Je veux aller voir cette maison main-te-nant.
À nouveau, elles s’affrontent du regard. Léontine cède la première.
Léontine :
Après tout… Personne n’a jamais empêché une fille Amiotte de faire de qu’elle voulait faire…
GP sur son vieux visage qu’elle fait disparaître en se plongeant dans sa tasse de thé.
EXT Jour, rue
Elsa ouvre la portière d’une petite voiture modeste, à l’aspect fatigué. Elle jette l’enveloppe du notaire sur le siège passager et s’installe au volant.
INT Jour, appartement
Léontine, plantée à la fenêtre du salon, observe sa nièce manœuvrer et s’éloigner en se mordant les lèvres d’inquiétude.
Léontine (murmurant) :
Flûte de flûte de flûte…
(À suivre)
Un commentaire
Comme disait Chabrol » la bêtise est bien plus intéressante que l’intelligence car elle est sans limites ! »
Ceci dit ( sur son chameau ) ravi de partir en virée dans le Haut-Doubs, bienvenue à Estelle, Elsa et Léontine…