De la terre dans la bouche 03

 

Adaptation en téléfilm du roman d’Estelle Tharreau (éditions Taurnada, 2018), avec l’aimable autorisation de celle-ci.

 

INT Jour, scierie

Fred pénètre d’une démarche furieuse dans le bâtiment principal de la scierie Prévalin. On distingue les éléments habituels d’équipements : scies circulaire et à bande, empilements de planches. L’activité est réduite. Seuls deux ou trois ouvriers s’affairent.

Fred traverse cette sorte de hangar et grimpe un raide escalier de bois jusqu’au bureau, une petite pièce mansardée et vitrée.

 

INT Jour, scierie, bureau

Georges Prévalin, le grand-père de Fred, un gaillard à cheveux blancs buriné et costaud, est planté devant un fax contre lequel il peste, soit que l’appareil fonctionne mal, soit qu’il ne parvienne pas à s’en servir.

Georges :
Saleté d’engin !

Fred déboule dans la petite pièce.

Fred :
Papy, il y a une cinglée à La Braconne.

Georges (immédiatement alerté) :
Quoi ?

Fred :
Une espèce de folle. Elle dit qu’elle a hérité de la maison.

Georges :
Qu… Quoi ?

Fred :
Elle dit qu’elle s’appelle, euh… Amiotte. Que sa grand-mère est morte et qu’elle lui a laissé La Braconne. Elle dit que la maison est à elle, tu te rends compte ?

Le vieil homme blêmit et se laisse tomber sur un siège.

Fred (inquiet) :
Papy ?… Papy ?… Qu’est-ce que tu as ? Ça va ?

Georges (balbutiant) :
Rose est morte ?

 

Flash-back, souvenirs

Suite de plans en noir et blanc, très brefs et flous. Sons indistincts de cavalcades et de cris. On distingue une troupe de gens en colère, des visages hurlant de rage, des hommes porteurs de fusils, certains portant un brassard FFI. Enfin le visage d’une jeune femme en gros plan, face caméra, le regard fixe et terrible.

Une mèche de cheveux coupés tombe et glisse lentement le long de sa joue.

Venue de très loin, on entend la voix de Fred.

Fred (off) :
Papy ?… Papy ?… Qu’est-ce qui t’arrive ?…

 

EXT Jour, alentours de La Braconne

Elsa marche de long en large devant le chalet, le pas nerveux, les mains fourrées dans les poches dans son blouson fluo, tache de couleur vive que le soleil accentue au sein de ce décor tout en teintes sombres.

Plan sur elle. Visiblement, elle est toujours en pétard.

Elsa (bougonnant) :
Lourdaud !… Malpoli !… Grossier, surtout !… C’est ça : Grossier !…

Elle pousse un gros soupir, inspire, recommence, jette un regard aux alentours.

Nouveau panoramique sur le site : la clairière au sol neigeux bordée de forêt noire ; La Braconne, chalet bas sur une courte fondation « en dur », avec sa petite terrasse couverte côté lac ; le ponton en prolongement ; le lac lui-même, étendue d’eau sombre ; les habitations prospères au loin, sur la rive opposée. Pour finir, la caméra se fixe sur un parallélépipède de pierre étroit, une sorte de chapelle, à quelques dizaines de mètres de la maison.

Décidant de marcher pour finir de se calmer, Elsa s’éloigne de La Braconne.

 

EXT Jour, rive du lac

Elsa marche le long de la berge, faisant crisser sous son pas la couche de glace vierge qui recouvre l’endroit.

Elle parvient à l’abri de pierres rectangulaire. Il y a une large ouverture sur une des faces. Curieuse, Elsa s’en approche et se penche à l’intérieur.

 

INT Jour, mausolée

Le petit monument abrite en son centre une vierge noire en bois rendu poisseux par l’humidité. Le soleil réchauffant la glace, des gouttes d’eau ruissellent sur le visage aux traits émoussés. Cette statue sinistre trône sur un piédestal tout aussi vermoulu qu’elle, sa base reposant au sol sur de larges pierres moussues et verdâtres. Chacune de ses faces est enchâssée dans une armature métallique oxydée.

Elsa s’avance dans cet espace exigu, sombre et humide. Elle examine un moment la statue puis frissonne et recule rapidement.

 

EXT Jour, devant le mausolée

Elsa est décontenancée, rendue vaguement inquiète par la vision de cette vierge noire.

Subjectif : plan sur un carré de perce-neige qui jouxte l’abri. La blancheur lumineuse et la délicatesse de ces fleurs face au lac contrastent avec la noirceur lugubre de l’ouvrage religieux.

On entend au loin le bruit d’un moteur qui se rapproche. Elsa tend l’oreille. Une expression déterminée se peint sur son visage. Elle repart vers La Braconne d’un pas décidé.

 

INT Jour, 4×4 de Fred

La grosse voiture cahote durement. Rugissements du moteur. Au volant, Fred conduit vite et brutalement, tout en jetant des regards inquiets et courroucés en direction de son grand-père figé et muet sur le siège passager.

Le 4×4 gravit la dernière déclivité et pénètre dans la clairière. Par le pare-brise, on découvre La Braconne et, plantée devant, dans son blouson fluo, Elsa.

Fred :
Tiens ! La voilà, la folle dingue !

Il freine.

 

EXT Jour, clairière

Le 4×4 dérape sur la neige verglacée et s’immobilise tout près d’Elsa. Fred bondit hors du véhicule.

Fred :
Je vous ai amené mon grand-père ! Comme ça, vous allez pouvoir vous expliquer et dégager vite fait de chez nous !

Elsa ne bouge pas. Georges non plus, figé sur le siège passager. Fred se retrouve seul à s’agiter. Son regard va de l’un à l’autre puis, énervé et impatient, il fait le tour de la voiture et ouvre la portière à son grand-père.

Fred :
Bon, tu viens ? J’ai du boulot à la scierie ! Putain ! Je n’ai pas que cela à foutre que réparer des éviers pourris et dégager des pauvres tarées qui se prennent pour Madonna !

Cette dernière remarque exaspère Elsa qui s’apprête à répondre lorsque la voix de Georges sort du véhicule.

Georges :
Arrête de jurer, Frédéric ! Et de parler sur ce ton ! Tu sais que je ne tolère pas cela !

Le vieil homme s’extrait de la voiture avec des gestes précautionneux de vieillard, le regard sur ses pieds. Elsa le regarde, interdite, se penche pour l’observer mieux.

Elsa :
Bonjour. Vous… Vous êtes celui… enfin… l’homme sur la photo, n’est-ce pas ?

Georges redresse la tête vers Elsa. Son visage se décompose, il vacille et se rattrape à la portière, la serrant comme s’il voulait broyer le métal.

 

Flash-back, souvenirs, noir et blanc

Plan sur une jeune femme vêtue et coiffée comme dans les années 40, sosie absolu d’Elsa, sur fond de forêt. On entend une voix de jeune homme.

Le jeune homme (hors champ) :
C’est la guerre, Rose ! Le pire arrive ! Il ne reste plus beaucoup d’hommes valides.

Rose :
Tu n’as que seize ans, Georges. Et moi, vingt et un.

Georges (désespéré) :
Rose !

Rose :
Je pourrai me débrouiller seule.

Georges :
Je serai toujours là pour toi. Ici, à La Chênaie, je t’en fais le serment !

Rose sourit tristement puis tourne le dos et s’éloigne.

 

EXT Jour, clairière

Le vieux Georges se redresse et lâche la portière, ayant repris le contrôle sur lui-même.

Georges (à Fred) :
Laisse-la tranquille. C’est vrai, ce qu’elle dit.

Fred :
Hein ?

Georges :
Elle est chez elle. Donne-moi la clé.

Fred (éberlué) :
Quoi ?

Georges (haussant le ton) :
La clé, je te dis !

Fred observe alternativement Elsa et Georges, entre fureur et incompréhension. Puis, cédant à l’autorité de son grand-père, il pose la grosse clé de La Braconne dans la vieille main tendue. Georges la tend aussitôt à Elsa.

Georges :
Tenez, mademoiselle.

Elsa (machinalement, surprise) :
Merci.

Le vieil homme reprend place sur son siège et regarde fixement devant lui, ignorant tant Elsa que son petit-fils. Celui-ci hésite un moment, lui aussi surpris par la tournure des évènements, puis claque nerveusement la portière sur son grand-père. Il entreprend de faire le tour de la voiture pour regagner le volant. Elsa le hèle.

Elsa :
Eh, mes clés de voiture !

Exaspéré, Fred sort le trousseau de la poche son blouson et le jette au sol. Remontant à bord du véhicule, il tend un index rageur en direction d’Elsa.

Fred :
On se reverra !

 

EXT Jour, clairière

Le 4×4 s’éloigne. Elsa ramasse ses clés par terre.

Elsa :
Et élégant, avec ça !

Elle regagne la maison.

 

INT Jour, voiture

Fred conduit, le regard fixe.

Fred :
Tu vas m’expliquer, oui ?

N’obtenant pas de réponse, il quitte le chemin des yeux pour regarder son grand-père.

Fred :
Tu vas m’expl…

Il s’interrompt.

Gros plan sur le visage dévasté de Georges et la larme qui coule le long de sa joue.

Fred (hors champ) :
Papy ?

Le vieil homme éclate en sanglots, dissimulant son visage dans ses mains.

 

(À suivre)

 

2 commentaires

  • Maquisard dit :

    Dans les souvenirs il y a le début de la guerre, et puis sa fin avec les FFI qui s’improvisent coiffeurs pour dame.
    Résistance… résilience… les petits enfants vivront-ils eux aussi une histoire d’amour comme semble-t-il leurs grands-parents ?

  • La souche dit :

    Il lui déclarera sa Flamme…
    Elle l’aimera à en perdre l’âme…
    Comme dans les nouvelles pour dame,
    de Somerset Maugham.

Répondre à La souche Annuler la réponse

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *