De la terre dans la bouche 04

 

Adaptation en téléfilm du roman d’Estelle Tharreau (éditions Taurnada, 2018), avec l’aimable autorisation de celle-ci.

 

INT Jour, La Braconne

Elsa, ayant posé sa doudoune sur un dossier de chaise, visite sa nouvelle maison.

Subjectif. Tout est ancien mais parfaitement conservé et entretenu. L’impression générale est celle, non d’une demeure laissée à l’abandon ni d’un lieu de villégiature, mais d’un musée, ou plutôt d’une habitation que son occupant aurait figée dans le temps en attendant le retour de… De quoi ?

On remarque un antique poêle à bois, un vaisselier rustique, quelques reproductions de tableaux désuets aux murs.

Elsa se hasarde dans le petit couloir. On distingue par sa porte entrouverte une petite salle de bains équipée d’une baignoire sabot, d’un lavabo émaillés à la robinetterie ancienne. Au bout du dégagement, une porte qu’Elsa ouvre après un instant d’hésitation. Elle découvre une minuscule chambre à coucher occupée par un chevet, une armoire étroite, un lit et un vieux berceau.

 

INT Jour, chambre

Elsa pénètre dans la pièce, prudemment, comme par effraction. Elle va au berceau dont elle effleure les rebords de la main.

Plan sur son visage pensif.

 

INT Jour, La Braconne, pièce principale

Elsa ouvre les placards et les trouve quasiment vides. Dans l’un deux, un paquet de coquillettes entamé retient son attention. Elle le sort, le pose sur la table, puis décroche une casserole pendue avec d’autres à un crochet au-dessus de l’évier. Elle tourne le robinet. L’eau se met à couler et, en dessous, se répand immédiatement sur le sol, le siphon n’ayant pas été revissé. Elsa ferme précipitamment le robinet/

Elsa :
Oh là là… Eh ben, décidément, ça commence bien !

 

EXT Jour, place de la mairie

Plan sur la façade de la mairie. Le grand Fred entre dans le bâtiment.

 

INT Jour, mairie

L’intérieur est minuscule. Derrière un comptoir, l’unique employée, une petite et pétillante brunette, est affairée sur un dossier.

Fred :
Salut, Stéph.

Stéph :
Tiens, tiens, mais c’est mon Freddy d’amour !

Ils se font la bise par-dessus le comptoir.

Fred :
J’ai un truc à te demander.

Stéph :
C’est non.

Fred :
Hein ?

Stéph :
Non, je ne veux pas sortir avec toi.

Fred (souriant) :
Arrête tes conneries, c’est urgent. T’as accès au cadastre ?

Stéph :
Ouais, bien sûr, pourquoi ?

Fred :
Je voudrais consulter le découpage et les propriétaires des parcelles près de la scierie.

Stéph (faussement hésitante) :
Hmmm… Et tu me donnes quoi en échange ?

Fred soupire en levant les yeux au ciel.

Stéph :
O.K. ! T’es pressé et t’es de mauvais poil. J’ai compris !

Elle se détourne et va aux rayonnages qui couvrent le mur du fond. Elle se saisit d’un épais classeur de grande taille qu’elle revient poser sur le comptoir. Impatient, Fred tente de l’ouvrir. Stéph l’en empêche.

Stéph :
Minute ! Mais t’es vraiment chiant, aujourd’hui !

Fred se recule en grimaçant pendant que Stéph feuillette le classeur, faisant défiler des plans cadastraux. Ayant trouvé la bonne page, elle tourne l’objet pour permettre à Fred de l’étudier.

Stéph (promenant la pointe d’un stylo sur le plan) :
Bon, voilà, c’est pas compliqué. La grande parcelle, là, c’est la scierie. Ce carré, là, c’est la Braconne, et, à côté, cet autre carré, ici, c’est chez Jeanne.

Fred :
La vieille bique.

Stéph (ignorant le commentaire) :
Jeanne, dont la maison appartient en fait à… (Elle relève la tête, les yeux étonnés) à Louis Flottard.

Fred (lui aussi étonné) :
Louis ?

Stéph :
Oui. Tu savais que c’était lui le propriétaire de cette ruine ? (Elle se penche à nouveau sur le registre). Et ça fait un moment ! Depuis 1945 !… Eh, et c’est pas tout !

Fred :
Quoi ?

Stéph :
Tout comme la scierie et La Braconne ! Ça alors, j’ai toujours cru qu’elle appartenait à ton grand-père.

Fred :
Non. Je croyais aussi. En fait, La Braconne appartient… enfin, appartenait à une certaine Rose Amiotte. Tu connais ?

Stéph :
Hmmm… Non, ça ne me dit rien. Là, c’est marqué « Louis Flottard ».

Fred :
Vingt dieux, c’est la journée !

Il se détourne sans un mot et sort. Restée seule, un peu interdite par ce départ cavalier, Stéph contemple la porte qui vient de se refermer.

Stéph :
Merci, Stéph. Au revoir et à bientôt !

Haussant les épaules, elle referme le registre et s’en va pour le ranger à sa place.

 

EXT Jour, village, devant le bar-épicerie

La voiture d’Elsa se range devant l’établissement, à côté de la cabine téléphonique qui se trouve là. Elsa descend de voiture et entre dans le bar.

 

INT Jour, bar-épicerie

Son entrée agite un carillon mélodieux pendu au-dessus de la porte. Elsa se retrouve dans une salle de bar assez rustique, où le bois prédomine. Au fond s’ouvre une salle de restaurant dont on distingue les tables. De l’autre côté, dans une sorte de renfoncement, le coin épicerie est garni d’étagères où attendent, assez clairsemés, des produits de première nécessité : principalement des sachets de pâtes et de riz et des boîtes de conserve, plus des bouteilles d’eau et de vin et des packs de bières.

Il n’y a personne. Après avoir jeté un regard circulaire sur les lieux, Elsa s’approche des étagères. Elle prend un paquet de pain de mie, du riz et des boîtes de thon à l’huile qu’elle va empiler sur le comptoir, à côté de la caisse enregistreuse.

Venant de la salle de restaurant surgit le patron, porteur d’une caisse de bouteilles. C’est un homme d’une trentaine d’années, aux cheveux blonds en pétard, mal rasé, tatoué et oreilles percées, vêtu d’un jean élimé et d’un sweat aux inscriptions fluo. Ayant salué Elsa d’un coup de menton accompagné d’un sourire chaleureux, il passe derrière le comptoir, pose sa caisse avec un soupir de soulagement et tend la main à sa visiteuse.

Le jeune homme :
Ouf…. La propriétaire de La Braconne, je suppose ? Bonjour, je suis Franck Magnet, le proprio.

Elsa est toujours sur la réserve depuis l’accueil que Fred lui a réservé, aussi sa manière de tendre la main à Franck est moins cordiale que la sienne.

Elsa :
Euh… Bonjour. Enchantée. Elsa Amiotte. Les nouvelles vont vite !

Franck (jovial) :
À la vitesse de l’éclair ! C’est tout petit ici. On se connaît tous. Et on eu droit à du grand Fred, à midi ! Les gars l’ont entendu gueuler pendant tout le repas. Cela dit, bravo ! Personne n’est jamais arrivé à le foutre dehors de quelque part !

Elsa (tendue) :
Je ne l’ai pas foutu dehors, c’est que…

Franck (rassurant) :
Je rigolais ! Vous savez, c’est un mec super, notre Fred ! Il gueule fort, mais il n’est pas méchant. Il travaille dans la scierie de son grand-père. Des bosseurs, tous les deux !

Elsa :
Si vous le dites…

Elle retourne aux rayons de l’épicerie et s’empare de plusieurs conserves de légumes.

Franck :
Tout le village croyait que La Braconne appartenait à Georges. Et Fred aussi, visiblement ! Il va pêcher là-bas depuis qu’il est môme. Alors, faut pas lui en vouloir s’il ne vous a pas reçue avec le manuel du savoir-vivre dans une main et les clés de la ville dans l’autre !

Elsa pose les conserves sur le comptoir, le visage fermé, toujours sur la défensive.

Franck (engageant) :
Je vous offre un café ?

Elsa :
Plutôt un thé, si vous avez…

Franck (lui désignant un siège de bar) :
Mais Francky, il a tout ce qui se boit, qui est légal et qui réchauffe le cœur. Asseyez-vous !

Elsa (se détendant enfin) :
Merci, c’est sympa.

Tout en se saisissant d’une petite théière publicitaire et d’un sachet de thé, Franck désigne du menton les denrées empilées près de la caisse.

Franck :
On est venue aux provisions ?

Elsa :
Oui. Je n’avais rien prévu et je vais en avoir besoin, dans ma cabane perdue loin de toute âme charitable !

Franck (continuant de préparer le thé) :
Loin de toute âme, non. Charitable, en effet, c’est pas gagné !

Elsa :
Je ne parlais pas de vous !

Franck (criant par-dessus le bruit du jet de vapeur du percolateur) : J’avais compris. Je parlais de votre voisine, la vieille Jeanne !

Elsa :
J’ai une voisine ?

Franck (posant une grande tasse devant sa cliente) :
Eh ouais ! Désolé de vous décevoir si vous venez chercher la solitude, mais vous n’êtes pas la seule beauté à hanter cette forêt. En fait, La Braconne se situe entre le musée de la Chênaie et chez Jeanne. Vous avez de la concurrence à quelques centaines de mètres de chez vous. Y a une maison délabrée encore plus paumée que la vôtre. C’est cette vieille bonne femme qui y vit toute seule depuis… (Tout en apportant la théière et la posant devant Elsa, il sonde les tréfonds de sa mémoire). Depuis au moins toujours ! Mais, ne comptez pas faire les soldes ensemble. On la voit rarement et on n’a jamais vu personne avec elle. Jamais une parole, jamais un sourire. Une vraie directrice de maison de correction !

Elsa :
Charmant !

Franck entreprend de ranger dans les frigos les bouteilles qu’il a apportées. Elsa boit une gorgée de thé dont elle apprécie la chaleur réconfortante.

Elsa :
Hmm… C’est bon… Si je comprends bien, vous êtes d’ici vous aussi ?

Franck :
Cent pour cent pur jus ! J’ai tout fait à Mont-Éloi ! Ma naissance, ma première dent, ma première et dernière année d’école, mon premier boulot et j’y ai même perdu mon pucelage !

À cette expression, Elsa se retend. Elle ne retient pas une petite moue pincée. Franck ne se dépare pas de sa sympathie. Souriant, il se plante en face d’elle, bras écartés, les deux mains calées au bord du comptoir.

Franck :
En 1945, à la fin de la guerre, avec la démobilisation, le rapatriement des prisonniers et tout ça, mon grand-père a vécu un conte de fées. Dans tout ce foutoir, il s’est trouvé bloqué en transit à la gare de Saint-Palin, à attendre un train qui ne venait pas. Une jolie minette lui a servi un bol de soupe et hop, emballé c’est pesé, plus possible de repartir. Comme quoi, il faut se méfier des femmes avec n’importe quel breuvage !

Elsa ne peut retenir un petit rire.

Franck :
Donc, en conséquence de quoi, il l’a épousée et il s’est installé ici. Affirmatif ! À l’époque, on rigolait pas avec les bécotages entre deux trains. Et comme il fallait bien qu’il fasse vivre le cœur et l’estomac de sa dulcinée, il a trouvé du boulot chez Georges. (Du pouce, il indique la direction de la scierie). En 45, y avait tout à reconstruire, mais c’était pas la scierie de maintenant ! Les anciens ont filé un bout de forêt à Georges, plus une ou deux machines récupérées aux Allemands et en avant mon gars ! Coupe des troncs et bâtis des maisons !

Elsa :
Vous avez peut-être entendu parler de ma grand-mère, Rose Amiotte ?

Franck :
Ça me dit rien. Mais si vous voulez tout savoir, faut aller au musée de la Chênaie. Peut-être que vous trouverez des trucs là-bas…

Elsa :
C’est quoi ce musée ?

Franck la dévisage comme si elle venait de débarquer d’une autre planète, les yeux écarquillés à la mesure de son étonnement.

Franck :
Vous êtes sûre que vous ne vous êtes pas trompée de village ?

Elsa se raidit de nouveau.

Franck (levant une main apaisante) :
Oh ! Ne me regardez pas comme ça ! Je sens déjà l’odeur de la poudre ! Mais sans blague, vous ne savez pas qu’il y a eu un massacre ici ?

Elsa repose sa tasse un peu brusquement.

Franck :
Non, apparemment… Bon, allez ! Je reprends le costume de guide touristique. Vous n’oublierez pas le pourboire à la sortie ! En 1944, les Allemands ont commencé à décaniller rapido face à la rouste qui s’annonçait pour leur Führer bien-aimé. Mais, comme ils avaient passé pas mal de temps dans notre beau pays, ils n’ont pas voulu partir sans laisser un petit souvenir de leur passage. Histoire qu’on ne les oublie pas de sitôt. Résultat, les deux familles de charbonniers qui vivaient à la Chênaie : dézinguées ! Fusillées puis jetées sur leurs charbonnières !

Elsa (horrifiée) :
Ils les ont tous massacrés ?

Franck :
Tous ! Sauf un : Georges, le grand-père de Fred. Coup de bol, il n’était pas présent cette nuit-là !

Elsa :
Et La Braconne, vous savez si…

Franck (soudain sérieux) :
Halte-là, jolie étrangère ! Pas la peine de me cuisiner. Je ne dirai rien sur ce qui concerne vos affaires avec les Prévalin. D’autant que j’ai pas grand-chose à vous apprendre !… J’ai seulement deux conseils à vous donner. Primo : allez au musée pour voir si le nom de votre grand-mère n’apparaît pas quelque part. Secundo : je comprends que vous vouliez retrouver sa trace, mais si ça a un rapport avec la guerre, posez pas trop de questions aux gens d’ici.

Elsa :
Pourquoi ?

Franck :
Parce que dans toutes les guerres y a pas d’un côté les gentils et de l’autre les méchants. Les vieux d’ici savent pourquoi ils s’aiment ou se détestent, même si tous les autres l’ignorent ! Y a des secrets, vous comprenez ? Des choses qui ne se disent pas. La seule histoire qu’il faut connaître et à laquelle il faut croire, c’est l’officielle. Celle que nos anciens ont écrite. Et celle-là, elle est au musée de la Chênaie, pas ailleurs.

 

(À suivre)

 

2 commentaires

  • Mac Murphy dit :

    A new week is starting over in Grosvernore-Mine… difficile d’imaginer cette forêt glaçée quand on a 30° à 8 h du mat.
    Attention à ce qu’elle va remuer là, Elsa… des secrets douloureux se cachent dans ces bois.

  • Doudou Diene dit :

    Dans le forêt, quand les branches d’arbres se querellent leurs racines s’embrassent.
    Proverbe sénégalais.

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